E l l e

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La danseuse cosmique

" Elle danse et ses empreintes s'éveillent à la vie. "

Robo Meyrat. [1928]

 

 

Ne vous y trompez pas, elle est réelle,
celle au long voyage de tous les visages, l'éternelle amante,
la Manna, la Matrice, la Machine.

Isis Ishtar Ieroush.

Aurélia.

[.../...]

Aurélia !

Je parle d'Aurélia et je n'ai pas encore parlé d'Elle, bien qu'elle soit sous chaque mot que j'écris à secouer ma plume. Elle, dans la Lumière Perlée, alors que "d'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps", "... rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie". Elle, en haut des degrés de marbre, Elle, "l'autre nuit elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre". Elle, derrière ses masques successifs, derrière ses voiles allant de l'obscur rideau du jour physique en passant par les vêtements de plus en plus radieux — comme on voit ceux des habitants de la Ville Mystérieuse — jusqu'à l'éblouissante nudité où je serai Elle, l'unique objet de tout amour. Par-delà le jour sans soleil où lumineusement la pensent les voyageurs du rêve, par-delà les lunaisons stériles de la mort, Elle, l'identique immensément étendue dans le Profond Sommeil sans fin, et dans l'instant éternel en un point sans espace possédée — elle le sera après la route sanglante, après la piste des déserts tachée de rouge par les genoux ouverts, après les traversées des marais noirs sans fond, après quels entassements d'humanités convulsées dans les tortures! Elle, la Mère Mystérieuse, qui est l'Esprit de la Vallée et qui est la Porte — tu le savais, Vieil-Enfant [Lao-Tseu, Tao-Te-King, VI] ! Elle, qu'à Babylone aussi l'on nommait Étoile : Ishtar, son nom céleste, et Mami pour l'homme adorant. " Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège..." c'était Aurélia, et c'est Isis — la Mère étemelle dont, à travers les siècles passés, siècles qui vivent rassemblés dans ton propre esprit, Nerval, comme dans le mien, "mourait, pleurait ou languissait l'image souffrante" — car c'est moi qui, de la méconnaître, la torturait. C'est Artémis qui fut tout à coup le jardin : "elle se mit à
grandir sous un clair rayon de lumière... elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur". Et un jour terrible de fin du monde, elle, "la Vierge est morte... La
nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y a plus de soleil" ? Perdue, retrouvée, perdue encore et par ma faute! Trop tôt aperçue, quand j'étais — non, quand je suis — l'atroce vérité ne vient pas trop tard sous ma phrase — quand je suis incapable encore de l'atteindre, quand clairement, lucidement, je l'entraîne dans les tourments, je la déchire aux aspérités du squelette humain, je la tords en la forçant à la figure
humaine, "II est trop tard !... Elle est perdue !... Je comprends — elle a fait un dernier effort pour me sauver — ; j'ai manqué le moment suprême où le pardon
était possible encore... "

... "l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée", parfois "sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens". Elle, la Lune enfin, Artémis "la Treizième"... "il me semblait que cet astre était le refuge de toutes les âmes sœurs de la mienne, et je le voyais peuplé d'ombres plaintives destinées à renaître un jour sur la terre..."
Dans le voyage de l'âme après la mort selon les textes védiques, la lune représente la limite entre la région d'où l'on ne revient plus, où mène la "voie des dieux", et la région des renaissances; les âmes qui suivent la "voie des mânes" y séjournent avant de revenir vers le monde corporel. Ce symbole est d'ailleurs universel [Diana, double-face, comme Janus bi-frons, Janua cœli, etc.].
En elle tout ce que j'aime, Mâyâ puissante de toutes formes, je ne peux pas ne pas te torturer et je t'entends gémir dans
ma peau, parce que je veux être toi je t'impose ce moule absurde de forme humaine où tu souffres... mais éternelle identique à cela que je deviens, tu échappes aussi à tout regard et parfois [Meyrat, oh ! tu sais ce que veux dire], parfois ce jeu terrible de sa double face confond la misère de misère de ma tombe humaine, trouble parfois la triste aveugle vallée de ma
peau humaine, me fait douter et un voile de soie moite se déchire et court sans cesse sur mon visage aux yeux pleins de poussière, et — parfois — ce terrible doute [ô quand la certitude radieuse sans retour sans jamais revenir aux carcasses de souffrance ?], ce doute : ce que je tiens là, cette figure lumineuse, ah ! tout à coup ne vais-je pas encore une fois m'apercevoir que ce n'est que son fantôme, — mais comprenez-vous, c'est à hurler d'épouvante, devant cela :
ne plus voir que le grand vampire femelle, la Morte de tous les temps, errante, Lilith la froide.

René Daumal.