Valeur de L'Art
A Léon Pierre-Quint.
L'œuvre
d'art une fois créée ne réclame pas nécessairement
le supplice infernal de l'imprimerie et la prostitution chez le libraire-proxénète.
Le tout est qu'elle soit écrite intégralement par son auteur
et partant lue au moins une fois par lui. S'il a d'autres moyens de se procurer
de l'argent, le mieux qui lui reste à faire à ce moment est
de la jeter aux flammes. Car son œuvre existe, d'une façon immortelle
et universelle pour l'humanité dans les siècles des siècles.
En effet l'observation un peu attentive du mécanisme de la mémoire
démontre rapidement qu'un être donné se souvient intégralement
de tout ce qu'il a perçu au cours de ses existences, pour si vastes
et si nombreuses que soient ses perceptions. Ce souvenir intégral,
il est vrai, demeure dans l'immense majorité des cas inconscient toute
sa vie terrestre durant, il n'en surgit bien rarement que quelques bribes
ou fragments, ramenés soudain dans le champ minuscule de la conscience
par un enchaînement de rapports inconnus. Mais qu'on veuille bien se
représenter le mythe de l'inconscient : l'humanité est un archipel.
Chacun des îlots qui le compose est un homme ou plutôt une conscience
humaine inéluctablement séparée de toute autre par un
espace océanique d'inconnaissable qu'il ne pourra jamais franchir puisque
la comparaison avec un archipel postule son immobilité. L'homme enfermé
dans sa conscience, entouré de toute part par la mer doit demeurer
fatalement solitaire. Changeons alors de points de vue et pratiquons des coupes
verticales dans l'archipel. Aussitôt on s'aperçoit que chaque
îlot n'est que l'extrême cime immergée d'une montagne à
jamais sous la mer. Or ces montagnes forment des chaînes. Plusieurs
îlots font partie du même mont de la même chaîne du
même plissement géologique. A tout le moins tous les îlots
de tous les archipels, selon leurs altitudes variables, aboutissent tous par
leur extrémité inférieure, base de mont, à la
terre aïeule.
Ainsi donc un îlot solitaire n'est pas un tout, ne forme pas quelque
chose de complet par lui-même. Il n'est que l'infime partie apparente
d'un immense tout invisible. Tous appartiennent à ce tout. De même
la conscience humaine n'est qu'une apparence. Ses limites, son individualité
mémorielle ne sont illusion de limite [que]
par la surface océanique des apparences sensibles. Bien, loin en dessous,
de profondeur en profondeur, son inconscient se rattache au tout du globe
divin [sphéroïde, rappelant l'ovoïde
et le tétraèdre comme la terre] et par son intermédiaire
à toutes les autres consciences humaines de tous les temps et de tous
les lieux. Et ce mythe n'est pas seulement une vue de l'esprit. Dans toute
son ampleur son exactitude est bien difficile à vérifier. Mais
réduisons-le à une partie plus particulière de l'âme
humaine. Soit par exemple l'instinct dont les philosophes rendent en général
si mal compte. Quel sera le mythe qui justifiera par analogie, symboliquement,
l'instinct commun à tous les individus d'une masse donnée. C'est
bien simplement l'image du madrépore de la colonie arborescente d'êtres
encore mal différenciés et littéralement attachés
à leur arbre généalogique.
Une fois donc l'oeuvre dans l'inconscient de son auteur elle rejoindra nécessairement l'inconscient c'est-à-dire la réalité profonde de toute l'humanité.
Les
hommes imbus de l'horrible coupe-tête du suffrage universel veulent
trouver en général le critère de la valeur relative d'une
œuvre, d'après sa plus ou moins grande universalité dans
te temps et dans l'espace qualitativement et quantitativement.
S'ils voulaient bien plonger un instant dans la profondeur d'eux-mêmes
ils comprendraient pourtant que toute œuvre comme toute chose est absolument
universelle puisqu'elle fait partie intégrante de tout. Il est donc
tout à fait inutile de proclamer une œuvre plus ou moins grande et
de savoir si beaucoup de lecteurs l'ont placée en eux-mêmes par
le chemin de leur conscience. Car si tout est universel quand il s'agit de
l'immense partie profonde et immergée de nos pauvres individualités
par contre tout est particulier quand il s'agit de nos pauvres petites consciences
immergées et solitaires. Pour se rallier donc un instant au langage
de la raison nous disons que le seul souci à avoir en présence
d'une œuvre donnée c'est celui de sa valeur par rapport à nous
et à nous seuls. Inutile de s'efforcer en vain de tendre des remparts-passerelles
entre nos îlots. Depuis la naissance du monde l'amour — je parle de
l'amour humain — n'a jamais réussi dans cette entreprise, croyez-vous
que la critique, même sympathique, puisse faire ce que l'amour n'a pas
fait ?
Reste donc à savoir quel sera le critère de la valeur d'une œuvre artistique par rapport à nous-mêmes et à chacun de nous en particulier seulement ? A cette question je réponds en remplaçant la tautologique et inepte formule de " l'Art pour l'Art " par cette nouvelle formule : " l'Art pour tout ".
Lapidaire sans doute cette maxime, mais peut-être un peu bien obscure dans son laconisme, ne pensez-vous pas, cher lecteur ?
N'ayez crainte, ma main tutélaire de Gardien de la Science cachée ne vous abandonnera pas au seuil du mystère.
L'art
n'est pas un but, ne peut pas être un but car il n'en existe qu'un :
c'est le retour à l'unité primordiale. L'art sera un moyen parmi
d'autres — pour certaines personnes — d'arriver
à ce but. Mettez-vous un instant dans l'état de prostration,
d'attendrissement et de tristesse nostalgique d'un exilé. Bon, c'est
fait. Maintenant rappelez-vous l'intense nostalgie qui auréole toute
beauté presque parfaite. Que sont les larmes d'admiration ? A quel
désespoir l'amour du beau peut-il conduire l'âme non initiée
! Encore une fois rentrez en vous-mêmes et dites-moi si le souvenir
de l'exilé et l'amour du beau n'ont pas la même coloration, ne
sont pas rigoureusement de même nature ? Ah, je sais bien, jamais je
ne pourrai apporter des preuves à l'appui de cette assertion, c'est
seulement à votre intuition profonde et à votre bonne foi dans
la recherche que je fais appel.
Un
beau tableau, un beau poème est triste comme un beau souvenir qu'il
vous est impossible de revoir. C'est que les beautés terrestres ne
sont que les images atténuées, les reflets un peu perdus d'une
autre beauté. Cette autre beauté vous la pressentez ou bien
vous vous la rappelez. D'ailleurs quand on quitte le plan terrestre se rappeler
ou pressentir c'est la même chose car les conditions temporelles de
passé et d'avenir ne sont que des illusions de nos sens déformants.
L'important c'est le postulat de cette beauté à la réalité
transcendante.
Cette autre beauté d'un autre monde je ne chercherai pas à vous
la faire voir absolue et infinie. Vous enregistrerez sans comprendre vraiment
complétement. La moindre onde ne ferait pas vibrer votre affectivité.
Il faut savoir mesurer son effort. Mon ambition est moins grande. Je voudrais
simplement vous ramener un peu avant votre naissance ou vous conduire un peu
après votre mort. Encore une fois dans les plaines constellées
des au-delà c'est la même chose. Prudemment, lentement, peu à
peu, je voudrais vous faire entrevoir l'image plus ardente d'une beauté
plus pure, vous séduire irrésistiblement, vous faire connaître
le véritable amour, vous enrôler dans la belle caravane sanglotante
vers le souvenir originel.
Un immémorial [Roger Gilbert-Lecomte]
Note
L'art
anonyme et hiératique des origines se transfigure alors, s'enrichi
prodigieusement de l'apport d'un don nouveau qui constitue un commencement
absolu :
La vierge vision solitaire naissant dans les douleurs au coeur de l'artiste
élu entre les hommes en témoignage de l'apparition en ce monde
d'une conscience déchirante et unique de la séparation.