I. Je ne veux qu'un lecteur pour mes poèmes :

Celui qui me connaît - celui qui m'aime -

Et, comme moi dans le vide voguant,

Voit l'avenir inscrit dans le présent.

Car lui seul a pu, toute patience,

Donner une forme humaine au silence ;

car en lui seul on peut voir comme en moi

S'attarder tigre et gazelle à la fois.

 

 

II. On dit...

Je naquis un couteau dans la main. On s'étonne,

On dit que ce sont là des mots...

Puis je pris une plume : encor mieux qu'un couteau !

Je naquis pour devenir homme.

Si la fidélité errante pleure pour toi,

On dit que tu es amoureux.

Tendresse aux yeux mouillés, sans crainte enlace-moi !

Simplement, nous jouons, tous deux...

Je me souviens de tout, mais en moi tout s'efface.

On dit : Comment se peut-il faire ?

Ce qui choit de ma main, au sol qui le ramasse ?

Si ce n'est moi, c'est toi mon frère.

La terre m'emprisonne et la mer me déchire

On me dit : Un jour tu mourras...

Mais que de choses ici-bas l'on entend dire !

J'écoute mais ne répond pas.

 

 

III. Dans cette banlieue énorme où je vis,

Quand croulent les crépuscules,

Ailes tournoyant de chauves-souris,

Ailes douces qui circulent,

Tombe comme un puant guano de suie

Qui lentement s'accumule.

Ainsi les temps noirs sur notre âme pèsent

Et comme les lourdes pluies,

Loques d'eau roulant du ciel et lavant

Les toits aux tôles pourries,

En vain la douleur lave en notre cœur

La laideur déjà durcie.

Le sang lave aussi : voilà qui nous sommes !

Peuple, espèce, neuve école...

Et nous prononçons autrement les mots,

Autrement nos cheveux collent.

Ne nous ont créés ni dieux ni raison

Mais charbon, fer et pétrole.

De la société sans nom, sans pitié,

Pauvre glu, on nous coula

Dans des moules de métal dur, cruels,

Brûlants et universels :

Cloués là au nom de l'humanité,

Rivés au sol éternel.

Après les soldats, prêtres et bourgeois,

Nous voilà nous, les fidèles,

Des Tables de la Loi dépositaire ;

Voilà pourquoi nous appelle

Le sens de chaque œuvre humaine qui chante

En nous comme un violoncelle !

Depuis que naquit le monde solaire

A travers tant de possibles,

Jamais, non, jamais on ne voulut tant

Détruire l'indestructible.

Choléra, famine, armes, fanatisme :

Tout fléau nous prit pour cible.

Jamais comme alors, vainqueur du futur,

Autant ne fut humilié

L'homme en chacun de nous, par vos bons soins,

Sous le soleil irradié !

Mais d'avoir baissé nos yeux vers la terre,

Son secret s'est éveillé...

Et voyez combien la bonne machine

Déjà s'est ensauvagée !

S'écrasent, sans nom, les petits villages

Comme glace fracassée,

S'écroulent les murs et tonne le ciel

Quand elle éructe, grisée !

Qui l'arrêtera ? Est-ce le seigneur,

Par son molosse transi ?

Holà ! notre enfance est bien son enfance,

Avec nous elle a grandi...

Bête douce, certes... appelez donc :

Son nom, nous l'avons appris !

Et nous vous voyons bientôt à genou

Avec votre âme avilie,

Près à adorer cette mécanique

De votre travaille pétri,

Mais qui n'arrive à aimer, à servir,

Que la main qui l'a nourrie.

Nous sommes là tous, soupçonneux, ensemble,

Nous enfants de la matière :

Gonflez-nous d'esprit ! Nos cœurs sont à qui

Nous fait l'âme plus altière.

Celui, seul, sera riche de puissance

Qu'emplira notre lumière.

Haut les cœurs, vous tous ! Haut sur les usines !

Seul qui, parmi les sanies

Des cités, vit un soleil se noyer,

Qui dans la mine en folie

Sentit vibrer la terre, à ce cœur large,

Large et barbouillé de suie !

Debout tous ! Sur la terre partagée,

Que gémissent et chancellent,

Soufflés, culbutés, les murs, les clôtures,

Que notre ciel étincelle

Et tonne et gronde en haut, hardi, hardi !

Que tout bouillonne et appelle !

Jusqu'à ce beau jour où sera limpide

Le miracle en nous vainqueur :

Celui de l'esprit qui mêle en nos cœurs

L'infini et le fini

Et, hors de nous, puissance créatrice

Et sagesse de l'instinct...

Siffle notre chant au bord des banlieues,

Le poète au crépuscule

Contemple le ciel et la suie qui tombe,

Ailes douces qui circulent,

Lent guano qui sur le sol se dépose

Et partout s'accumule...

Poète - et le verbe à sa bouche bruit -,

Technicien de la magie :

Ecoutez-le déchiffrer l'avenir !

Il lie et délie l'obscur

Et comme vous aux prises avec les choses

Veut rebâtir l'harmonie !

 

 

IV. Amer.

O radioactivité, je lis en mangeant une tranche de pastèque,

je sais bien

que le monde ne change qu'en nous.

Je suis une crécelle bariolée ; c'est tout, vous m'entendez ! Derrière

mon visage transparent voltigent les fleurs surgies du courant

électrique.

Ce siècle d'humanistes m'arrache à mon amante ; ô tristesse

transcendée, mets le feu cette nuit aux asiles !

Les agneaux sont des ovins, et moi je suis un âne, et mon ombre

allongée est le berger.

Quand je ferme les yeux, les avions s'écrasent au sol, même ceux-ci.

Ceux-ci qui tous les jours prennent leur vol hors de moi.

O grain de poussière brillant, arrête les moteurs plaqués or ;

quoi que tu fasses, la ménagère te chassera de son balai.

O ménagère, ô amante ! Elle pleure, pleure sans arrêt, et l'élan

de ses larmes fait à jamais tourner les turbines hors d'usage.

Dommage. Dommage aussi pour nous.

Mais vivent les apprentis rémouleurs qui marchent en sifflant

et ignorent que la voûte céleste, les ailes déployées, se réfugie

au fond des portefeuilles.

 

 

V. Happé par la machine ! et déjà le sang sourd,

Sa tête tombe à terre et pâlit sa paupière,

Il va régner sur la vermine pour toujours,

On l'étend dans la cour sur la fraîcheur des pierres.

Sur ces mains d'ouvrier la nuit roule, éternelle,

Certains - tristes et las - le regardent, l'envient,

La lutte brûle en eux d'un feu perpétuel,

Car leurs petits attendent d'eux le pain, la vie.

La rumeur du travail un moment s'est calmée,

Un soupir d'homme monte et se mue en sanglot

Et s'éveillent au lit deux enfants affamés.

La machine reprend son rythme de robot

Et tout va comme si rien ne s'était passé.

Des hommes, il en restera toujours assez...

 

 

VI. Silence.

Il s’étale, effrayant : c’est la mer murmurante,

C’est un champ infini de toutes parts neigeux.

C’est la Mort déguisé attrapant mes cheveux,

Chagrine et qui fait peur. La Mort caracolante.

Je dépose à ses pieds mon âme pantelante.

Mon cœur bat-il encor ? Je l’écoute, anxieux.

Musique monotone… et pourtant - justes cieux ! -

J’aime l’entendre vivre au sein de ma tourmente.

Je marche, dirait-on, sur un frêle terrain.

Quand le sol se défait sous mon pied incertain,

Je prétends résister comme fou qui s’éveille.

Puis je baisse la tête au comble de l’émoi.

Car la vase, déjà, vient boucher mon oreille.

Interdit, je me rends. Qu’adviendra-t-il de moi ?

 

 

VII. Brume et Silence.

J’ai cessé d’attendre la vie.

J’existe donc comme je puis.

Si je ne puis, je n’en ai cure.

Si les jours sont nombreux, ils durent.

Le soleil déserte mes yeux,

Seule la lampe m’est un feu.

La flamme s’éteint, le sang coule.

On a des réserves en foule.

Mes agresseurs, je les épargne.

Je ne rends ni pitié ni hargne.

Que se réjouissent tous ces chiens :

Point ne sens la faim qui me tient.

J’avais vécu quelque incidence

Qui n’était ni mort ni patience.

De coups de pied on m’a rué,

Mais je tenais bon sans jurer.

Le brouillard, je l’ai vu derrière

Mille éblouissantes lumières.

Et j’ai entendu qu’au-delà

Du grand fracas de mon combat,

Qu’en haut, en bas, l’on mène danse,

Ne reste au pauvre que silence.

Brume et silence n’ont d’éclat,

Brume et silence, me voilà !

Aveugle, un fossé happera

Ce qui tâtonne dedans moi.

Châtiment terrible, inhumain ;

Attendons, attendons sa fin.

Nombreux les gens que cela vexe,

Jusqu’à ce qu’un tel crie, perplexe,

D’un fond de silence et de brume,

Sa voix montant jusqu’à la lune,

Jusqu’à la peste ! Et, par ce cri

De l’horreur, tout sera maudit :

Le chien et son maître à la fois,

En commençant, bien sûr, par moi.

 

 

VIII. Tu ferais bien d'éclairer ton enfant :

Les croque-mitaines, ce sont les gens...

Les sorcières ? de vieilles harengères...

Et ce loup ? rien qu'un chien méchant qui crie.

Marchands, savants, tous, contre de l'argent

Echangent leur espoir lui-même.

Ils vendent du charbon, du sentiment...

Et certains vendent des poèmes.

Pour le consoler, dis à ton petit

(Si ça le console !) : le monde est ainsi !

Ou bien, berce-le d'un conte léger :

Le Communisme en fascisme changé !...

Car enfin, il faut qu'il y ait de l'ordre !

Et cet ordre à ceci pour but :

Même un enfant, il faut que cela rapporte,

Et ce qu'on aime est défendu.

Quand ton enfant, bouche bée, te regarde

Ou se lamente d'une voix geignarde,

Ne sois pas dupe et ne crois pas vraiment

L'avoir pétri de ton enseignement.

Regarde-le : il lance avec astuce,

Pour être ainsi plaint, des cris stridents

Et, tandis qu'il rit au sein blanc qu'il suce.

Poussent ses ongles et ses dents.

6. Quand la lune muette brille d'outre-mort,

Dans mon rêve s'ouvrent les portes :

Furtif enfant, j'atteins enfin le pain et mords,

Grignotant sur les dalles mortes.

Le courant d'air seul me connaît, la maison dort,

L'œil béant de peur, je grelotte.

Parmi les pots, je fouille, et fouille et fouille encore,

Souris fugace qui sursaute.

Quand le buffet terrible geint par la maison,

Mon doigt tremblant vole à ma bouche,

Pitié ! ah, pitié !... Mais le silence, clairon

Rauque, élargit le bruit farouche,

Et le bruit, lourd tourment, craquement d'univers,

Gonflé d'horreur sur moi s'écroule.

Le couteau tombe et je me terre, pâle et vert,

sans souffle, dans mon lit, en boule...

Quand je m'éveille enfin, la neige fond, soleil !

Son éclat gicle, énorme sève,

A la vitrine aux fruits d'or et de feu, pareil

Au désir qui du poing la crève.

Le dieu des vents glacé est las. Cède le ciel,

Le diable son enfer déserte,

Versant sa grasse nourriture, tous ses miels :

Les arbres ont des flammes vertes.

 

 

IX. Le Chant du Cosmos.

Au poète chaleureux,

A l’homme au grand cœur,

A Gyula Juhasz,

Mon Père et Frère éternels, avec mon affection

Et l’espèce de dédicace qui suit :

Ton âme est un miracle étrange, en vérité :

Un arc-en-ciel brûlant par une nuit d’automne…

C’est un spectacle rare et dont chacun s’étonne :

Un élan de tendresse au regard attristé.

Comme à sa fiancée en la nuit nuptiale

Le jeune homme promet mille baisers ardents,

Ainsi l’Eternité, d’une ferveur égale,

Embrasse dans nos cœurs tes sombres quarante ans.

1.

Je suis à moi tout seul un monde illimité,

Comme un microbe voit la mer dans une goutte,

Chaque homme et ses désirs, ses rêves ou son doute,

Est planète étrangère, astre au loin emporté.

Nul ne peut vivre, hélas, sans être tourmenté.

Le plus fort cache en lui les soucis qu’il redoute

Tel le rouleau grondant qui pèse sur la route

Et n’ose pas gémir pour un point de côté.

Loi d’airain, l’Ordre est là qui toujours nous entrave,

De cent autres chacun doit devenir l’esclave.

Seuls quelques habitants s’attristent dans leur cœur.

Une pensée ou l’autre à peine s’inquiète

De voir fleurir, mordue par le vent du Seigneur,

Mon âme, humus fécond d’une fraîche planète.

2.

Mon âme, humus fécond d’une fraîche planète

Que des millions de socs percent d’un couteau lourd,

Sent la brune douleur de ce profond labour

Qui mord comme la dent d’une sauvage bête.

Les épis précieux inclinent leur aigrette,

Issus du chaud sillon qui leur donna le jour,

Vers la route où, penchant leur front haut à leur tour,

Les arbres de Beauté chantent à voix secrète.

A leur pied, l’Amour rôde et, toujours affamé,

Sa bouche rustre en sang et son œil enflammé,

Aiguise ses poignards sur la rocheuse arête,

Un pur Sentiment passe alors avec lenteur ;

Un sang bouillant mêle à la brume sa vapeur ;

Les arbres de Beauté, fragrants, dressent leur tête.

3.

Les arbres de Beauté, fragrants, dressent leur tête.

L’hiver n’a pu flétrir leur feuillage éternel,

Et partout les flocons, paysage irréel,

Chantent sur les rameaux, sur les buissons en fête.

Nulle divine main de façon plus parfaite

Aux forêts d’autrefois n’eût ainsi pour Noël

Décoré chaque branche et fût-ce lorsqu’au ciel,

De l’aube un clair rayon de soleil se projette.

Deux espiègles enfants, géants en vérité,

Dont la bouche, en riant, s’ouvre grande et rougeoie,

Font de vivants pantins de neige et, dans la joie,

Se les lancent tandis qu’en un coin écarté

La corvée en sueur sous son dur labeur ploie.

Mon cerveau bourdonnant est usine et cité.

4.

Mon cerveau bourdonnant est usine et cité,

Et sa voix et l’écho d’une caverne immense ;

L’orgue grave y résonne et, dos courbé, s’avance

La troupe des pensers, toute docilité,

Tel un saule pleureur qui pourrit, attristé,

Près d’un fleuve givré que la glace ensemence.

Les bâtisseurs posent leur briques en silence.

Le moulin meut sa roue avec célérité,

Tous triment. Nul ne sait pourquoi tant d’âpreté…

Un jour de ce travail ils n’auront plus envie,

Alors de leur sueur surgira la folie :

Tous ensemble, ils s’évaderont, l’air hébété,

De l’atelier-prison vers la fauve anarchie.

Ils se disperseront dans la félicité.

5.

Ils se disperseront dans la félicité,

Renversant le Souci, monarque tyrannique.

Emergeant des pensers, frondaison poétique,

Leurs âmes, d’un seul bond, vers l’éternel été

Voleront comme, ouvrant les yeux dans la gaîté,

Au soleil, l’enfant rit d’une joie euphorique

Et sa mère sourit du réveil angélique.

Pour l’instant, le travail est la nécessité.

Ce n’est qu’à la nuit douce, après minuit, semblable

A l’amante veillant l’amoureux endormi,

Qu’en leur cœur lourd viendra le sommeil secourable.

De même l’aloès ne s’ouvre qu’à la nuit,

Quand viennent se poser tout autour de sa tête

Les rayons de la lune aux bleus vergers en fête.

6.

Les rayons de la lune aux bleus vergers en fête :

Comme la pluie apporte en son ruissellement

Sa richesse à la glèbe – et, paresseusement,

La terre exhale au ciel sa lourde odeur de bête –

Ou comme le soleil de sa flamme indiscrète

Enivre cent couleurs pour un joyeux moment,

Lune, ainsi tes rayons répandent longuement

Ivresse ou force aveugle en notre âme secrète.

La compagne de l’homme, elle, a l’éternité.

Eternelle est la femme, éternelle beauté.

Feu follet, bien souvent son amour nous entête.

Sa beauté, sa clarté sont froides, leur pouvoir

Embrase cependant tout son sang quand, le soir,

La luciole ailée est un baiser qu’on jette.

7.

La luciole ailée est un baiser qu’on jette.

Le cœur de l’éléphant gronde d’un sang puissant,

La colombe roucoule un amour incessant,

Mais des baisers plus forts, plus beaux, l’homme est en quête.

S’abandonnant, la femme au vaste corps d’athlète

Inspire le désir, comme au dur paysan

Apre au gain cette soif du sol noir et luisant,

L’unique passion de son âme inquiète.

Dussé-je déchirer ma gorge dans ce cri.

Homme, ton sort fatal en ce rêve est inscrit ;

Mais un jour… c’est en vain que la chair se parfume,

Et l’enfant vagabond se perdra dans la brume,

Que berce, tel Moïse au flot du Nil porté,

Ma foi sombre, fleuve sacré de liberté.

8.

Ma foi sombre, fleuve sacré de liberté,

Soulève, dans son fond vaseux, la boue impure,

Mais à l’âme ulcérée, en un grave murmure,

Sa vague, flot glacé, rend la virginité.

Sa paternelle voix dit d’un ton attristé :

" Venez, venez en moi baigner votre blessure,

Ames, venez en moi laver votre souillure ",

Puis il fuit, comme un chien du logis écarté.

Quand vient l’été, il rend sa vigueur à la terre,

Il roule des glaçons quand vient le sombre hiver

Et déborde quand vient s’abattre la misère.

Reflétant dans ses flots son beau visage clair,

Le soleil des Hongrois erre de place en place,

Et la planète tourne aussi, cervelle lasse.

9.

Et la planète tourne aussi, cervelle lasse,

Autour d’un seul problème, immense question,

Comme le prisonnier dément, dans sa prison,

Croit repousser le mur où son front se fracasse…

Que ne peut-elle fuir tout au fond de l’espace

Vers un soleil plus beau, meilleur, ardent rayon

Qui réchauffe nos corps de sa compassion

Et nous lance un message où son amitié passe !

Malheur à nous ! Jamais, maintenant ou demain,

On ne nous guidera sur un plus clair chemin,

Comme un dur soir d’hiver ce soleil est de glace,

Chaud, le fut-il jamais ? Ah, mon amour puissant

Pourra seul ranimer cet astre languissant

Qui refroidit le soir et dans la nuit s’efface.

10.

Qui refroidit le soir et dans la nuit s’efface…

Mon Soleil, jusque-là puisses-tu progresser,

Econome et divin cependant, fiancé

Guettant sa fiancée, et dont l’œil clair embrasse

Le dedans de mon cœur pour voir ce qui s’y passe

(mots de perle, je ne puis pas vous prononcer,

Ni du triste troupeau les bêlements pousser

Plus loin que le bercail) ; gai Soleil, mets en place

L’aube, afin que l’Amour fonde tous les soleils

En un seul, que le plein de leur vie écoulée

Baigne chaque planète avec ses feux vermeils,

Flamboyant d’une ardeur toujours renouvelée.

Rêve de Dieu, neige en nos cœurs s’amenuisant,

Tels des vers sus jadis, oubliés à présent.

11.

Tels des vers sus jadis, oubliés à présent,

Les grands chagrins s’en vont dans la nuit oublieuse

D’un passé maladif à mémoire frileuse

Et la beauté n’est qu’un reflet, tel au flanc

D’un pic méridional la neige s’épuisant.

Front penché sans dégoût sur la plaie ulcéreuse

Du pauvre, nos seigneurs la font moins douloureuse ;

Les glaives fiers en mots d’amour vont s’apaisant.

Pour un moelleux pain blanc le lait tiède abonde

Et pour les cœurs aimants la paix vient sur le monde,

L’esprit crevant de faim s’envole sans regret,

Aigle aux muscles tout neufs, vers le pic du Secret.

Mais à quoi bon le Moi, son infini splendide ?

Planètes, univers, tout refroidit, livide.

12.

Planètes, univers, tout refroidit, livide,

Les atomes s’en vont retrouver le Seigneur,

L’ascète s’associe au jouisseur cupide.

Le Christ et l’assassin sont frères, la putride

Charogne se mélange à la suave odeur,

Gémissements et rires gras sur la hauteur

S’unissent tous, là-haut, en un parfum limpide.

Chaque univers est part de l’Infini splendide ;

Dieu devient l’Union des âmes. Devant moi,

Aux arbres de Beauté les corbeaux du Pourquoi

Croassent : " A quoi bon ? " et je reste stupide,

Et ma planète va selon sa triste loi

Ranimant le flambeau de Vérité, du Vide.

13.

Ranimant le flambeau de Vérité, du Vide

(La Vie et le Chemin, voilà la Vérité ;

Quand au Vide, c’est le vent frais d’Immensité

Dont la rumeur fait mal, tel lorsqu’au ciel placide,

D’un nuage sinistre à la teinte livide,

Le dragon haletant d’un orage d’été

Surgit porteur de grêle, et que, mal abrité,

S’en voit déjà meurtri le vagabond timide),

La petite planète en son cheminement

Vaut bien tout l’Infini de la lumière astrale

A l’aune dont se sert la grande Ame ancestrale.

Comme je suis élu – Celui qui seulement

Vit afin de mourir, celui-là seul m’égale –

Ma planète flamboie, elle, superbement.

14.

Ma planète flamboie, elle, superbement.

Nul ne peut comme moi propulser la lumière

Sans la nuit, et nul prisonnier dans sa misère

Ne hume bon rôti, vins fins plus ardemment

Qu’elle, lorsqu’à travers la grille renfermant

Ma flamme, dans son cœur qu’emplit la nuit polaire

Surgit, triste mais pur, le grand disque solaire.

Paix de Noé, efface en mon cœur le tourment.

Purification, sur moi ta vague écume ;

Même si gronde en moi le volcan d’amertume

Et s’il vient insulter à la fécondité

Des semailles, crachant une lave rebelle,

J’ai pour moi la raison, toujours terrible et belle.

Je suis à moi tout seul un monde illimité.

MAITRE SONNET

Je suis à moi tout seul un monde illimité.

Mon âme humus fécond d’une fraîche planète,

Les arbres de beauté, fragrants, dressent leurs têtes,

Mon cerveau bourdonnant est usine ou cité.

Ils se disperseront dans la félicité,

Les rayons de la lune aux bleus vergers en fêtes ;

La luciole ailée est un baiser qu’on jette,

Ma foi sombre, fleuve sacré de liberté.

Et la planète tourne aussi, cervelle lasse,

Qui refroidit le soir et dans la nuit s’efface,

Tels des vers sus jadis, oubliés à présent.

Planètes, univers, tout refroidit, livide,

Ranimant le flambeau de Vérité, du Vide,

Ma planète flamboie, elle, superbement.

 

 

X. Dehors, dedans, je sens mes yeux se mettre en danse.

Si la folie me vient, ne soyez pas méchants :

De vos bras musculeux tenez-moi sans violence...

Si tout mon être regarde, à travers, à ce moment,

n'exhibez pas vos poings, je ne les verrais guère...

Ne venez pas m'arracher au néant !

Réfléchissez plutôt : je n'ai sur cette terre

personne, rien. Ce que j'appelais moi

n'est plus. J'en vais mâcher les miettes dernières

dans le temps que ce poème s'achèvera...

Un regard nu, phare au milieu du vide,

scrute dans moi : manquai-je à quelque loi...

que nul ne me réponde en dépit de mes signes,

que me refuse celle même à qui j'ai droit !

N'accordez pas créance à ma faute incomprise :

que je ne sois absous par la terre d'en bas !

 

 

XI. Je me dessèche, inerte,

Et commence à vieillir ;

sur la terre déserte

je reste sans dormir.

Les sèves de la vie

délaissent mes artères,

ne donnant plus d'envie

qu'à ma tristesse amère.

Ma vue faiblit, mes yeux

sont cernés de fossés ;

s'étend la taie sur eux

d'un vieux sage blessé.

Me font tourner sans trêve

les clowns de la mémoire

et puis rejouent en rêve

mon passé dérisoire.

Ce chagrin est de plomb.

Pour mon cerveau, quel poids !

Rajeunis-moi !... Pardon,

bel amour de Flora !

 

 

XII. Moi si heureux en tant qu'homme vivant,

Moi tels les mots parlant pour l'éternel,

Ah ! que je crie au ciel, comme toujours :

O ma Flora, je t'aime !

Un souffle doux et mille sortilèges

De toi m'ont fait ton chien obéissant ;

Tes sages doigts, le signe qu'ils m'adressent

Me font être homme enfin !

Toi, belle et large coupe, tu es là,

Le ciel en toi est un bouquet de fleurs.

Fleurs de soleil, nuages, feuilles vives

Contre le soir se penchent.

Mon âme, destrier, tu la chevauches :

Les eaux, les champs, à peine il les effleure !

De tes beaux yeux couvrant herbes, insectes,

Jaillit la raison pure.

C'est le soir, tout autour sont les étoiles,

Vois l'univers, cette cage dorée...

Et comme elle t'enferme, ô mon petit

Oiseau emprisonné !

 

 

 

 

Attila Jozsef.