La circulaire du Grand Jeu


Le Grand Jeu n’est pas une revue littéraire, artistique, philosophique ni politique. Le Grand Jeu ne cherche que l’essentiel. L’essentiel n’est rien de ce qu’on peut imaginer : L’Occident contemporain a oublié cette vérité si simple, et pour la retrouver il faut braver plusieurs dangers, dont les plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort, celle de la pierre ou de l’hydrogène, et non pas l’agréable mort, gorgée d’espérances et ornée d’excitants remords, que l’on connaît trop) - la folie (la vraie folie, lumineuse et impuissante comme le soleil éclairant une assemblée de magistrats, la folie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non pas l’heureuse folie qui est le plus charmant moyen d’occuper la vie) - la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion religieuse.
Non seulement ceux qui jouent le Grand Jeu sont à chaque instant près de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais ils risquent sans cesse le supplice de l’homme qui, voulant se trancher les mains avec une hache, se coupe d’abord la main gauche et ne sait plus comment couper la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation un compromis.)
Dans cette marche vers la patrie commune dont le nom sera peut-être révélé un jour, les membres du Grand Jeu font - comme par hasard - un certain nombre de découvertes qui peuvent intêresser, amuser, terrifier ou faire rougir le public. Ils les lui donnent.
Il s’agit avant tout de faire désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la société. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans pitié : être éternel par refus de vouloir durer. Nos découvertes sont celles de l’éclatement et de la dissolution de tout ce qui est organisé. Car toute organisation périt lorsque les buts s’effacent à l’horizon de l’avenir, qui n’est plus qu’une barre blanche posée sur le front.
Ainsi s’émietteront les idoles entre lesquelles les hommes partagent leur adoration - ils ne savent pourquoi ni comment. Il est inutile de les nommer : elles empoisonnent l’air. Les goules que le Grand Jeu nourrit dans des locaux réservés à cet usage savent se nourrir de ces cadavres - car elles ne sont pas portées sur la bouche.

N.B. - Pour les personnes qui nous interrogent au sujet du Grand Jeu, nous répondons une fois pour toutes à n’importe quelle question : " Oui et non ". Nous sommes ainsi les premiers à faire servir la vanité du discours à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à ceux qui auraient le courage de nous interroger sans niaiseries ni restrictions mentales.

 

La Direction.

 

La circulaire du Grand Jeu

Avant propos au premier numéro

Mise au point ou casse-dogme

M. Morphée empoisonneur public

Souvenir déterminant de Daumal

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