Ce témoignage écrit peu de temps avant sa mort se passe de commentaires...
Souvenir déterminant de René Daumal
Le
fait est impossible à raconter. J’ai souvent essayé de le dire, depuis près
de 18 ans qu’il s’est produit. je voudrais, une bonne fois, épuiser toutes
mes ressources de langage à en rapporter du moins les circonstances externes
et internes. Ce fait, c’est une certitude, acquise par accident dans ma
seizième ou dix-septième année, et dont le souvenir a orienté le meilleur
de moi vers la recherche des moyens de la retrouver durablement.
Mes souvenirs d’enfance et d’adolescence sont jalonnés d’une série de tentatives
pour faire l’expérience de l’au-delà, et cette suite d’essais, faits au
petit bonheur, me conduisit à l’expérience fondamentale dont je parle. Vers
l’âge de six ans, aucune croyance religieuse ne m’ayant été inculquée, le
problème de la mort se présenta à moi dans toute sa nudité. Je passais des
nuits atroces, griffé au ventre et pris à la gorge par l’angoisse du néant,
du «plus rien du tout». Vers onze ans, une nuit, relâchant tout mon corps,
j’apaisai la terreur et la révolte de mon organisme devant l’inconnu, et
un sentiment nouveau naquit en moi, espérance et avant-goût d’un impérissable.
Mais je voulais plus, je voulais une certitude. A quinze ou seize ans, je
commençai mes recherches expérimentales, sans direction et un peu au hasard.
Ne trouvant pas le moyen d’expérimenter directement sur la mort - sur ma
mort - j’essayai d’étudier mon sommeil, supposant une analogie entre celui-ci
et celle-là. Je tentai, par divers procédés, d’entrer éveillé dans l’état
de sommeil. L’entreprise est moins rigoureusement absurde qu’elle ne semble,
mais elle est périlleuse à divers égards. Je ne pus la poursuivre bien loin;
la nature me donna quelques sérieux avertissements sur les dangers que je
courais. Un jour, je décidai pourtant d’affronter le problème de la mort
elle-même; je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible
de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester
éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous
la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères
que je collectionnais. Sachant que ce produit est, chimiquement, de la même
série que le chloroforme - plus toxique que lui - je pensai pouvoir en régler
l’action d’une façon assez commode : au moment où la syncope se produirait,
ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines
imbibé du liquide volatil. Par la suite, je répétai l’expérience en présence
de camarades, qui auraient pu me porter secours au besoin. Le résultat fut
toujours exactement le même, c’est-à-dire qu’il dépassa et bouleversa mon
attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement
dans un autre monde.
Il y avait d’abord les phénomènes ordinaires de l’asphyxie battements des
artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement
douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière; puis sentiment
que cela devient sérieux, que c’est fini de jouer, et rapide récapitulation
de ma vie jusqu’à ce jour. S’il y avait une légère angoisse, elle n’était
pas distincte d’un malaise corporel dont mon intellect restait tout à fait
libre, et celui-ci se répétait à lui-même : attention, ne t’endors pas,
c’est le moment de tenir l’oeil ouvert. Les phosphènes qui dansaient devant
mes yeux couvraient bientôt tout l’espace, qu’emplissait le bruit de mon
sang; bruit et lumière emplissaient le monde et ne faisaient qu’un rythme.
A ce moment-là, je n’avais déjà plus l’usage de la parole, et même de la
parole intérieure; la pensée était beaucoup trop rapide pour traîner des
mots avec elle. Je notais, en un éclair, que j’avais toujours le contrôle
de la main qui tenait le tampon, que je percevais toujours correctement
le lieu où était mon corps, que j’entendais les paroles prononcées près
de moi, que j’en percevais le sens - mais objets, mots et sens des mots
n’avaient soudain plus de signification; il en était comme de ces mots que
l’on a répétés longtemps, et qui semblent morts et étranges dans la bouche
: on sait encore ce que signifie le mot « table », on pourrait l’employer
correctement, mais il n’évoque plus du tout son objet. Donc, tout ce qui,
dans mon état ordinaire, était pour moi «le monde » était toujours là, mais
comme si brusquement on l’avait vidé de sa substance; ce n’était plus qu’une
fantasmagorie à la fois vide, absurde, précise et nécessaire. Et ce « monde
» apparaissait ainsi dans son irréalité parce que brusquement j’étais entré
dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel,
un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant
comme un papillon dans la flamme. A ce moment, c’est la certitude,
et c’est ici que la parole doit se contenter de tourner autour du fait.
Certitude de quoi ? - Les mots sont lourds, les mots sont lents, les mots
sont trop mous ou trop rigides. Avec ces pauvres mots, je ne puis émettre
que des’propositions imprécises, alors que ma certitude est pour
moi l’archétype de la précision. Tout ce qui, de cette expérience, reste
pensable et formulable dans mon état ordinaire, c’est ceci - mais j’en donnerais
ma tête à couper : j’ai la certitude de l’existence d’autre chose,
d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance
; et, à ce moment-là, je connaissais directement, j’éprouvais cet au-delà
dans sa réalité même. Il est important de répéter que, dans ce nouvel état,
je percevais et comprenais très bien l’état ordinaire, celui-ci étant contenu
dans celui-là, comme la veille comprend les rêves, et non inversement; cette
relation irréversible prouve la supériorité [dans
l’échelle de la réalité, ou de la conscience] du second état sur
le premier. je pensais nettement : tout à l’heure je serai revenu à ce qu’on
appelle « l’état normal », et peut-être le souvenir de cette épouvantable
révélation s’assombrira, mais c’est en ce moment que je vois la vérité.
je pensais cela sans mots, et en accompagnement d’une pensée supérieure
qui me traversait, qui se pensait pour ainsi dire dans ma substance même
avec une vitesse tendant à l’instantané. J’étais pris au piège, de toute
éternité, précipité vers un anéantissement toujours imminent avec une vitesse
accélérée, à travers le mécanisme terrifiant de la Loi qui me niait. « C’est
cela ! c’est donc cela ! » - tel était le cri de ma pensée. je devais, sous
peine du pire, suivre le mouvement; c’était un effort terrible et
toujours plus difficile, mais j’étais forcé de faire cet effort;
jusqu’au moment où, lâchant prise, je tombais sans doute dans un très bref
état de syncope; ma main lâchait le tampon, j’aspirais de l’air, et je demeurais,
pour le restant de la journée, ahuri, abruti, avec un violent mal de tête.
Je vais maintenant tenter de cerner la certitude indicible au moyen
d’images et de concepts. Il faut comprendre d’abord que, par rapport à notre
pensée ordinaire, cette certitude est à un degré supérieur de signification.
Nous sommes accoutumés à nous servir d’images pour signifier des concepts;
ainsi, l’image d’un cercle pour signifier le concept de cercle. Ici, le
concept lui-même n’est plus le terme final, la chose à signifier; le concept
- l’idée au sens ordinaire du mot - est lui-même un signe de quelque chose
de supérieur. je rappelle qu’au moment où la certitude se révélait,
mes mécanismes intellectuels ordinaires continuaient à fonctionner : des
images se formaient, des concepts et des jugements se pensaient, mais sans
avoir à s’encombrer de mots, ce qui donnait à ce processus la vitesse et
la simultanéité qu’ils ont souvent dans des moments de grands dangers, comme
au cours d’une chute en montagne, par exemple.
Les images et concepts que je vais décrire étaient donc présents au moment
de l’expérience, à un niveau de réalité intermédiaire entre l’apparence
du « monde extérieur » quotidien et la certitude elle-même. Cependant,
certaines de ces images et certains de ces concepts résultent d’une affabulation
ultérieure, due à ce que, dès que je voulus raconter l’expérience, et d’abord
à moi-même, je fus obligé d’employer des mots, donc de développer certains
aspects implicites des images et concepts.
Je commencerai par les images, bien qu’images et concepts fussent simultanés.
Elles sont visuelles et sonores. Les premières se présentaient comme un
voile de phosphènes plus réel que « le monde » de l’état ordinaire, que
je pouvais toujours percevoir au travers. Un cercle mi-partie rouge et noir
inscrit dans un triangle mi-partie de même, le demi-cercle rouge étant dans
le demi-triangle noir et inversement; et l’espace entier était divisé indéfiniment
ainsi en cercles et triangles inscrits les uns dans les autres, s’agençant
et se mouvant, et devenant les uns les autres d’une manière géométriquement
impossible, c’est-à-dire non représentables dans l’état ordinaire. Un son
accompagnait ce mouvement lumineux, et je m’apercevais soudain que c’était
moi qui produisais ce son; j’étais presque ce son lui-même, j’entretenais
mon existence en émettant ce son. Ce son s’exprimait par une formule que
je devais répéter de plus en plus vite, pour « suivre le mouvement »; cette
formule [je raconte les faits sans essayer de déguiser
leur absurdité] se prononçait à peu près : « Tem gwef tem gwef dr
rr rr » avec un accent tonique sur le deuxième « gwef », et la dernière
syllabe se confondant avec la première donnait une impulsion perpétuelle
au rythme, qui était, je le répète, celui de ma propre existence. Je savais
que, dès que cela irait trop vite pour que je puisse suivre, la chose innommable
et épouvantable se produirait. Elle était en effet toujours infiniment
près de se réaliser, et, à la limite... je ne puis rien en dire de plus.
Quant aux concepts, ils tournent autour d’une idée centrale d’identité:
tout revient au même à tout instant; et ils s’expriment par des schémas
spaciaux, temporels, numériques - schémas présents au moment même, mais
dont la discrimination en ces diverses catégories et l’expression verbale
sont, bien entendu, postérieures.
L’espace où avaient lieu les représentations n’était pas euclidien,
car c’est un espace tel que toute extension indéfinie à partir d’un point
de départ revient à ce point de départ; je crois que c’est cela que les
mathématiciens appellent un « espace courbe ». Projeté sur un plan euclidien,
le mouvement peut se décrire ainsi : soit un cercle immense dont la circonférence
est rejetée à l’infini, parfait, pur et homogène - sauf un point : mais
de ce fait ce point s’élargit en un cercle qui croît indéfiniment, rejette
sa circonférence à l’infini et se confond avec le cercle originel, parfait,
pur et homogène - sauf un point, qui s’élargit en un cercle... et
ainsi de suite, perpétuellement, et à vrai dire instantanément, car c’est
à chaque instant que la circonférence rejetée à l’infini réapparaît simultanément
comme point ; non pas un point central, ce serait trop beau
: mais un point excentrique, qui représente à la fois le néant de mon existence
et le déséquilibre que cette existence, par sa particularité, introduit
dans le cercle immense du Tout, qui à chaque instant m’annule en
reconquérant son intégrité [qu’il n’a jamais perdue
: c’est moi qui suis toujours perdu].
Sous le rapport du temps, c’est un schéma parfaitement analogue,
et ce mouvement de retour à son origine d’une expansion indéfinie s’entend
comme durée [une durée « courbe »] aussi bien
que comme espace : le dernier moment est perpétuellement identique ’ au
premier, tout cela vibre simultanément dans l’instant, et c’est seulement
par nécessité de représenter les choses dans notre « temps » ordinaire que
je dois parler d’une répétition indéfinie : cela que je vois, je
l’ai toujours vu, je le verrai toujours, encore et encore, tout recommence
identiquement à chaque instant - comme si, mon existence particulière et
rigoureusement nulle était, dans la substance homogène de l’Immobile, la
cause d’une prolifération cancéreuse de moments.
Sous le rapport du nombre, de même, la multiplication indéfinie des
points, des cercles, des triangles, aboutit instantanément à l’Unité régénérée,
parfaite sauf moi, et ce sauf moi déséquilibrant l’unité du
Tout engendre une multiplication indéfinie et instantanée qui va immédiatement
se confondre, à la limite, avec l’unité régénérée, parfaite sauf moi,...
et tout recommence - toujours sur place et en un instant, sans que le Tout
soit réellement altéré.
Je serais conduit aux mêmes expressions absurdes si je continuais ainsi
à essayer d’enfermer la certitude dans la série des catégories logiques-,
sous la catégorie de causalité, par exemple, la cause et l’effet
s’enveloppent et se développent à chaque instant, passant l’une dans l’autre
à cause du déséquilibre que produit dans leur identité substantielle le
vide, le trou infinitésimal que je suis.
J’en ai assez dit pour que l’on comprenne que la certitude dont je parle
est à la fois mathématique, expérimentale et émotionnelle; mathématique
- ou plutôt mathématico-logique - on peut saisir cela indirectement,
par la description conceptuelle que je viens de tenter, et qui peut se résumer
abstraitement ainsi : identité de l’existence et de la non-existence du
fini dans l’infini; expérimentale, non seulement parce qu’elle est
fondée sur une vision directe [ce qui serait observation
et non forcément expérience], non seulement parce que l’expérience
peut être refaite à tout moment, mais parce qu’elle était éprouvée à chaque
instant par ma lutte pour « suivre le mouvement » qui m’annulait, en répétant
la formule par laquelle je me prononçais moi-même; émotionnelle,
parce que dans tout cela - et c’est là le centre de l’expérience - c’est
de moi qu’il s’agit : je voyais mon néant face à face, ou plutôt mon anéantissement
perpétuel dans chaque instant, anéantissement total mais non absolu
: les mathématiciens me comprendront si je dis « asymptotique ».
J’insiste sur ce triple caractère de la certitude afin de prévenir, chez
le lecteur, trois sortes d’incompréhension. Premièrement, je veux éviter
à des esprits vagues l’illusion de me comprendre alors qu’ils n’auraient,
pour répondre à ma certitude mathématique, que de vagues sentiments de mystère,
d’au-delà, etc. Deuxièmement, je veux empêcher les psychologues, et spécialement
les psychiatres, de prendre mon témoignage non comme un témoignage mais
comme une manifestation psychique intéressante à étudier et explicable par
ce qu’ils croient être leur « science psychologique », et c’est pour rendre
vaines leurs tentatives que j’ai insisté sur le caractère expérimental
[et non simplement introspectif] de ma certitude; enfin, le coeur
même de cette certitude, le cri : « c’est moi cela : c’est de moi qu’il
s’agit » - ce cri doit effrayer les curieux qui voudraient, d’une façon
ou d’une autre, faire la même expérience; je les avertis que c’est une expérience
terrible, et s’ils veulent des précisions sur ses dangers, ils peuvent me
les demander en privé; je ne parle pas des dangers physiologiques [qui
sont très grands], car si, moyennant l’acceptation de graves maladies
ou infirmités, ou d’une abréviation très sensible de la durée de la vie
physique, on pouvait acquérir une certitude, ce ne serait pas payer
trop cher ; je ne parle pas seulement non plus du risque très réel de folie
ou d’abrutissement définitif, auquel je n’ai échappé que par une chance
extraordinaire dont je ne puis parler par écrit. Le danger est bien plus
grave, et l’histoire de la femme de Barbe-Bleue l’illustre bien : elle ouvre
la porte du cabinet défendu, et le spectacle d’horreur qui la frappe la
marquera comme au fer rouge au plus profond d’elle-même. Après la première
expérience, d’ailleurs, je passai plusieurs jours dans un état de « décollement
» de ce qu’on appelle d’ordinaire le « réel »; tout me paraissait une absurde
fantasmagorie, aucune logique ne pouvait plus me convaincre de quoi que
ce fût, j’étais prêt à suivre, comme une feuille au vent, n’importe quelle
impulsion extérieure ou intérieure, et cela faillit m’entraîner à des «
actes » [si l’on peut dire] irréparables -
rien n’ayant plus d’importance pour moi.
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Je répétai plusieurs fois l’expérience, toujours avec exactement le même
résultat; ou plutôt c’était toujours le même moment, le même instant que
je retrouvais, coexistant éternellement au déroulement illusoire de ma durée.
Ayant vu le danger, cependant, je cessai de renouveler l’épreuve. Un jour
pourtant, plusieurs années après, je fus, pour une petite intervention chirurgicale,
anesthésié au protoxyde d’azote; ce fut exactement la même chose, le même
instant unique que je retrouvai - cette fois, il est vrai, jusqu’à la syncope
totale.
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Ma certitude n’avait certes pas besoin de confirmations extérieures, mais
bien plutôt c’est elle qui m’éclaira soudain le sens de toutes sortes de
récits que d’autres hommes ont tenté de faire de la même révélation. En
effet, je sus bientôt que je n’étais pas le seul, que je n’étais pas un
cas isolé et pathologique dans le cosmos. D’abord, plusieurs de mes camarades
essayèrent de faire la même expérience. Pour la plupart, il ne se passa
rien, sauf les phénomènes ordinaires qui précèdent la narcose. Deux d’entre
eux allèrent un peu plus loin, mais ne rapportèrent de leur escapade que
les images assez vagues d’un profond ahurissement; l’un disait que c’était
comme les affiches de réclame pour un certain apéritif, où deux garçons
de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles deux garçons
de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles.... et l’autre,
creusant douloureusement sa mémoire, essayait de m’expliquer : « Ixian ,ixian,
i..., Ixian, ixian , i... », ce qui traduisait évidemment dans sa langue
mon « Tem gwef tem gwef dr rr rr... ». Mais un troisième connut exactement
la même réalité que moi, et il ne nous fallut qu’un regard échangé pour
savoir que nous avions vu la même chose, c’était Roger Gilbert-Lecomte,
avec qui je devais diriger la revue «Le Grand Jeu », dont le ton
de conviction profonde n’était que le reflet de notre certitude commune
; et je suis persuadé que cette expérience détermina sa vie comme elle détermina
la mienne, bien que dans un sens différent.
Et peu à peu je découvris dans mes lectures des témoignages de la même expérience,
car j’avais eu la clef de ces récits et de ces descriptions dont je ne pouvais,
auparavant, soupçonner le rapport avec une même et unique réalité. William
James parle de la chose. O. V. de L. Milosz, dans son Épître à Storge,
en fait un récit qui me bouleversa par les termes qu’il emploie, et que
je retrouvais dans ma bouche. Le fameux cercle dont parla un moine du moyen
âge, et que vit Pascal [mais qui le vit et qui en
parla le premier ?] cessa d’être pour moi une froide allégorie, mais
je sus qu’il était une vision dévorante de ce que j’avais vu aussi. Et,
par delà tous ces témoignages humains, plus ou moins complets [il
n’est guère de vrai poète chez qui je n’en retrouvais au moins un fragment],
les confessions des grands mystiques, et, par delà encore, certains textes
sacrés de diverses religions, m’apportaient l’affirmation de la même réalité,
parfois sous sa forme terrifiante, lorsqu’elle est perçue par un individu
limité, qui ne s’est pas rendu capable de la percevoir, qui, comme moi,
a essayé de regarder l’infini par le trou de la serrure et s’est trouvé
devant l’armoire de Barbe-Bleue, parfois sous la forme paisible, pleinement
heureuse et intensément lumineuse qui est la vision des êtres qui se sont
réellement transformés et peuvent la voir, cette Réalité, face à face, sans
en être détruits. je pense, par exemple, à la révélation de l’Être divin
dans la Bhagavad-Gîtâ, aux visions d’Ézéchiel et de saint Jean à
Patmos, à certaines descriptions du livre des morts tibétain « Bardo
Thô Dol », à un passage du Lankâvatâra-Sûtra...
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N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu
à philosopher sur le souvenir de cette expérience. Et j’aurais sombré dans
ma propre philosophie si, au bon moment quelqu’un ne s’était trouvé sur
ma route pour me dire : Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès
dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi.
Passy [Haute-Savoie] mai 1943