L'enfant-sage

 

Au fin fond du bush australien, chez l'homme-kangourou et l'homme-oppossum, aux steppes pâles d'Alaska sous le signe du Grand.Renne-Fantôme, sous les totems peints du Texas, aux sources du Zambèze, du Gange, et de l'Amazone, aux pays où les crocodiles sont des sorciers, ou les hommes sont des tigres, ou les hommes-leopards s'assemblent pour la chasse, parmi les crabes géants des Célèbes qui agitent dans le ciel leurs pinces mouillés, dans les Iles-sous-le-vent où les morts sont a la fois des serpents et des reflets dans l'eau, partout la même voix primitive crie :

« Grand'père ! »

Grand'père. C'est bien de l'aïeul qu'il s'agit. Les vieux ont été mangés aux dernières fêtes du printemps, quand ils sont tombés des arbres où on les avait suspendus par les mains,
— comme des fruits trop murs. Mangez les vieux, rituellement, selon la loi, pour conserver à1'esprit du clan !

Grand'père. L'appelé s'approche, entouré de prosternations. Vingt lunes n'ont pas encore séché sa peau. Il arrive à peine aux genoux de ceux de la tribu.

Chair tendre, imberbe et chauve, c'est le mystérieux Tout-Petit. Et les conducteurs d'hommes s'inclinent vers lui, pour recueillir ses vagissements Sybillins qui n'ont encore reçu l'empreinte infamante d'aucune langue humaine.

Pureté immémoriale, si loin de ce que les hommes de nos pays appellent innocence. Expérience pure, innée, universelle. Sagesse vieille comme le monde. jeune comme l'éternité. Voix hantée par la voix des fantômes errants. Médium, harpe nerveuse des âmes en peine. Trait d'union de l'au-delà, à l'en-deçà.

Notre pauvre expérience, — celle de notre abrutissement progressif, — qu'est-elle auprès de la science millénaire d'un être qui en neuf mois s'est métamorphosé tour à tour en moulin a café, en bégonia, en éponge, en holothurie, en lombric terricole, en sardine, en couleuvre, en canard, en souris, en vache, en ouïstiti avant de sortir de la chair maternelle, petit vieillard gluant et rose, haut de trente-trois centimètres. M. Piaget dans « Le langage et la pensée chez l'enfant » cite le cas d'un petit garçon de neuf ans qui croyait à l'humanité issue d'un bébé, lui-même issu d'un ver sorti de la mer. Une telle déclaration affirme pour moi, plus surement que tous les in-folios des naturalistes, l'évolution des espèces, et le rôle de la mer primordiale, source de toute vie.

En se plaçant d'un point de vue non pas absolu mais proprement humain on peut dire que l'intelligence de 1'homme ne cesse de décroître à partir de l'âge de quatre ans car cette époque de la vie représente sensiblement le point de rencontre le plus élevé de l'adaptation terrestre et de la sagesse primitive.

Les explorateurs, et en particulier les missionnaires de nos religions momifiées ont souvent noté que les « sauvages » élevaient très mal leurs enfants en bas âge. Ils les laissent, disent-ils, faire tout ce qu'ils veulent et paraissent pris d'une crainte superstitieuse en leur présence. J'entends d'ici les grognements porcins de nos pères fouettards. Puissent-ils bientôt rire jaune !

Avoir peur des enfants. Sentiment primitif qu'il faudra bientôt savoir retrouver au fond de nous-mêmes. Rien ne me dégoûte plus que l'espèce de mépris attendri avec lequel les occidentaux considèrent les enfants.

Mignon ! vous le trouvez mignon, madame, cet enfant de huit jours dans son berceau. Prenez garde, n'approchez pas trop, il pourrait fort bien vous sauter à la gorge et vous saigner à blanc avec sa petite gueule édentée. Fixez plutôt vos yeux sur ses yeux sans regard et vous y retrouverez la source de toutes les paramnésies, leur déchirante angoisse. Donner la vie, la supprimer, actes analogues, crimes équivalents, si vous voulez parler de crimes.

Aux siècles précédents, non contents de leur infliger la naissance, les hommes séquestraient et martyrisaient les enfants dans les familles et dans les collèges. C'était franc. On les savait un danger social, alors on les emprisonnait jusqu'au complet abrutissement, jusqu'à l'instant où le malheureux crétin déclarait de lui-même : « J'ai été élevé à la dure, mais j'en suis très heureux : cela m'a permis de devenir un homme.» Sinistre plaisanterie d'un esclave qui prêterait serment de fidélité. Mettre hors d'état de nuire un individu dangereux est une loi de conservation sociale d'une logique inéluctable. La seule réponse possible, c'est l'aboiement de la dynamite.

Mais qu'est-ce que l'hypocrisie actuelle de cette pseudo-libération que prêchent les modernes éducateurs ? Et l'horrible gaîté artificielle des récréations allongées et du travail dit agréable ? Seul un automate pourrait juger agréables les occupations édulcorantes que l'on inflige à l'enfant pour lui faire oublier, refouler en lui son activité naturrelle de vols, de viols, d'assassinats, et d'incendies éclatants.

Libérer les enfants, mais ce serait plus beau qu'ouvrir les cabanons ! s

 

Roger Gilbert-Lecomte.

 

 

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" La vie est le jeu de la mort. " Robo Meyrat. [1923]

 

La circulaire du Grand Jeu

Avant propos au premier numéro

Mise au point ou casse-dogme

M. Morphée empoisonneur public

Souvenir déterminant de Daumal

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