La Lézarde

 

Je veux écrire un pamphlet : " La lézarde ". Une lézarde ?
Savez-vous ce qu'est une lézarde ?
Rappelez-vous l'admirable conte d'Edgar Poe : " La Chute de la Maison Usher ".

C'est, aux flancs d'un antique édifice, une ligne aux méandres mystérieux, un signe fatidique : depuis des siècles cet édifice est rongé intérieurement à la base, jusque dans ses tréfonds.
Ce bâtiment d'orgueil, dressé au cœur des déserts aux marais pestilentiels, depuis longtemps résiste et s'oppose à la colère du tonnerre, à la colère des maîtres-vents engrangés dans les
cavernes du zodiaque, aux quatre angles de l'espace. Une nuit de silence, soudain, bien tard, la mince ligne noire, le temps d'un clin d'œil s'écarte en fissure, se creuse en crevasse, zigzague en éclair au long du mur de soutènement. Il est trop tard.

A peine l'œil humain aperçoit la métamorphose du signe, et c'est l'écroulement : l'oreille éclate et l'écho de tumulte et de fracas retentit longtemps après la disparition de tout l'orgueil séculaire dressé. Demeure le suaire horizontal du désert.

L'œil dormait depuis des siècles. Il s'est réveillé trop tard.
Plus rien à faire. C'est la ruine et la mort.

Une lézarde ? Savez-vous ce qu'est une lézarde ?

Peut-être aussi la femelle du lézard tout simplement. Les lézards, les souris, pour les Vieux-Hommes, les sauvages [ils ne sont pas plus primitifs que vous et moi au contraire] c'est une des âmes de l'homme. L'homme de chair, les animaux à qui il ressemble, cheminent lentement, ils vont péniblement au long du chemin de leur désir, ils perdent le temps à passer d'ici à là. Regardez au contraire le lézard, la grenouille, la souris, certains insectes : ils sont ici et, soudain, ils sont là. D'un bond, peut-être, mais vous ne l'avez pas vu ou à peine. De l'immobilité pleine de la pierre à la limite imperceptible de la vitesse.

Comme la flèche de Zenon d'Elée, à chaque instant le lézard et la lézarde, on peut les voir immobiles quelque part, et pourtant ce n'est jamais à la même place.

Où va l'esprit humain ? Qui le sait ?

Mais Je sais qu'il vit son heure la plus sombre, la plus catastrophique.

Partout je ne vois que des lézardes, dont les lèvres serrées s'entr'ouvrent tout à coup pour la gueule béante et noire de l'engloutissement définitif.

Le crâne de l'humanité est lézardé.

Son cœur est lézardé.

Ses tripes infortunées se tordent — coliques de miserere —
grouillantes de lézards et de grenouilles.

Quelle cécité, quel engourdissement, quel sommeil écrasent tous les hommes ?

Quel sceau de plomb bouillant pèse à vif sur leurs bouches qui les contraint à ne pas hurler de la grande peur, de la vieille angoisse panique devant la géante lézarde béante qui raie et barre du fronton à la base, tous les monuments de leur civilisation, comme ils disent : édifices culturels, temples de la justice, églises des religions, pagodes politiques, éthiques esthétiques, économiques et mystiques, de la Bourse à l'Institut, de la Sorbonne au Sénat, du Louvre au Sacré-Cœur, de la Chambre des Députés aux vespasiennes?

Où va l'esprit humain, l'esprit total de tous les hommes ?
Mais aujourd'hui, où va chaque homme, du jour de sa naissance à la nuit de sa mort? Il n'en sait rien, il dort. S'il ne dormait pas, il ne pourrait supporter de vivre le temps d'un clin d'oeil clair.

Nous vivons une heure très sombre. Jamais nuit plus noire. A nulle heure de l'Histoire. Il s'agit de l'Histoire de la pensée humaine, reflétée dans l'esprit des créateurs.

De même que, dans le sein maternel, l'embryon du corps humain reproduit en neuf mois toute l'évolution animale de la vie [l'ontogenèse reflétant la philogénèse comme le microcosme, le macrocosme], de même l'enfant marqué du signe de l'esprit de sa prime enfance à la fin de l'adolescence revit analogiquement le drame antique du devenir total humain. L'approche de l'âge adulte, célébré dans les tribus ancestrales par tous les mystères de l'initiation à la seconde naissance, est saluée aujourd'hui par la plus inéluctable des malédictions : " Meurs ou dors vivant, suicide-toi ou, si tu es trop lâche, châtre ton esprit, bloque ta pensée, asservis tout ton être aux automatismes sociaux [autrefois on se contentait de circoncire ton sexe...!] "

Et, comble de disgrâce, en cette heure sinistre de toutes les séparations, de tous les maux, à peu près tous les hommes, tous ceux qui sont de la terre, tous ceux dont le rôle sur terre est de produire des enfants et du travail, dorment encore, engourdis, sans se révolter.

Malheur à ceux qui sont nés créateurs, hallucinés de l'esprit.

Un homme, un enfant sincère, que peuvent-ils — s'ils ont quelque peu pris conscience du devenir de l'esprit humain, — que peuvent-ils accepter véritablement de l'enseignement vieilli, ranci, moisi, qu'on veut leur inculquer, des connaissances erronées, périmées, pourries, sans liens, sans base ni but dont on veut les gaver ?

Non, il n'en est pas toujours allé ainsi ! Tout va plus mal que jamais. Rien ne va plus du Multiple à l'Unique. Tout sens primordial de l'Unité est perdu. Religions réduites à des ritualismes morts, à des préceptes de morale utilitaire, oublieuses même des passions mystiques que, jadis, elles asservissaient à leurs intérêts matériels.

De fines remarques psychologiques : à cela se limite le bilan de la philosophie moderne. Sous quelle avalanche de ridicule sombrerait le penseur contemporain qui prétendrait exposer un
système philosophique complet [de la théogonie à la logistique], et surtout s'il ajoutait qu'il est prêt à sacrifier sa vie à la vérité de sa synthèse. [Autrefois, un certain Giordano Bruno...]

L'Histoire : rocambolesque récit de turpitudes politiques. Un professeur d'Histoire doit ignorer tout de la civilisation hindoue ou chinoise mais doit savoir la date de la moindre chinoiserie diplomatique de l'Europe du dernier siècle.

Depuis l'invention de l'imprimerie et la diffusion de l'instruction primaire, toute la littérature s'est ravalée au rang de cabotine, de fille publique, à de très rares mais immenses exceptions près. Et il ne s'agit de rien autre que de parler de ces exceptions.

La science, enfin : un peu bête, mais foncièrement honnête.
La seule activité de l'esprit qui ait progressé moralement depuis la fin du dernier siècle [l'anthropocentrisme scientisme cédant le pas à la véritable objectivité scientifique]. Malheureusement, en ces temps de désastre et de séparation la science se meut sans
base ni but, dans la vanité abstraite. Le travail accompli dans son strict domaine est valable à cela près qu'il se base [?] sur des hypothèses de plus en plus changeantes et effarantes. Que peut l'être humain conscient de ce Niagara d'absurdités ? Une antique loi veut que le remède soit toujours à côté du mal.

Tout homme qui suffoque devant cet état de choses, tout homme qui ne peut vivre cette vie, qui agonise, qui cherche en gémissant, qui se mord les poings, la rage au ventre, doit porter au fond de lui-même le remède, un peu de remède.

Quiconque a vraiment conscience du mal peut porter remède au mal : en l'occurrence, l'être humain qui demeure éveillé dans l'horreur du monde où il vit et qui doit être un créateur.

En gros, un créateur est un médecin, un être particulier au travers duquel filtre le devenir de l'Esprit de son époque. C'est un homme-soupape : de sa bouche jaillit la révélation de l'esprit humain total, à l'heure où le monde meurt d'un trop long silence.

C'est, parmi les hommes modernes, parmi la conscience humaine éparse, celui qui a gardé le don de la conscience primitive, de la vie primitive du protoplasma : celui qui a le sens de l'Unité, celui qui fond les antinomies inhérentes à chaque époque, celui dont l'esprit a le sens de l'Unité comme son cœur, son corps ont le sens de l'amour.

Mais, hélas! en plus petit, l'esprit de chaque époque filtre ridiculement à travers un vocabulaire désuet et inadéquat par le truchement de tous ceux qui sont marqués par l'esprit. Ils sont peu, très peu. Et encore, la plupart d'entre eux sont incomplets. Il ne se trouve pas un Rimbaud par millénaire ! Pour que naisse un véritable créateur, il faut une extraordinaire et rarissime conjonction de nature, de race, d'hérédité, de tempérament, de caractères physiologiques, sans compter l'apport morbide, les troubles pathologiques presque toujours nécessaires en notre ère maudite, pour ouvrir la fissure foudroyante par où l'âme universelle filtrera lentement dans la conscience privilégiée endormie.

A votre avis, je tombe dans la mythologie ? Je prétends que non pas ! Aussi bien toute la question est là. Si l'homme veut rendre compte de l'époque dans laquelle il vit, un postulat lui est nécessaire et un seul : l'universalité de la conscience humaine. A savoir, l'esprit humain historique, total de toutes les consciences individuelles, possède en propre une unité, une personnalité, une différence essentielle, ni plus ni moins démontrables que celles de chaque conscience individuelle. Donc les lois qui régissent le devenir de l'esprit humain, selon les vastes miroirs aux innombrables reflets de la grande analogie, sont aussi bien celles du microcosme [conscience humaine individuelle] que celles du macrocosme [processus biologiques, lois de la nature].

A vrai dire, il ne s'agit certes pas pour moi d'un postulat, non plus, à proprement parler, d'un axiome, moins encore d'un théorème démontrable. Il s'agit... il s'agit du domaine de l'esprit qui reste à explorer si l'on veut, à la dernière heure, sauver l'humanité de son inévitable désastre, de sa ruine intégrale et certaine.

En contre-sens de tous vocabulaires admis jusqu'ici, j'appelle cette activité de l'esprit : poésie [nous sommes loin de l'art de faire des vers]. Mais cette " poésie " sauvera le monde ou le monde mourra.

Reprenons notre exemple : faites la revue de toutes les représentations du devenir de l'esprit humain universel, élaborées par des consciences individuelles au cours des siècles derniers.
Depuis la plus simpliste, la simple droite ascendante d'un progrès indéfini et unilinéaire, jusqu'au cycle effarant du retour éternel, en passant par l'ellipse et la spirale, sans oublier la loi des oscillations entre deux pôles inverses, — le pendule du devenir osci ilant de l'affirmation négatrice à la négation affirmative — et cela peut aussi bien s'inscrire sous l'apparence d'une évolution sur un plan reflétée par une involution égale sur un plan inverse et parallèle. Ajouter la loi biologique des variations brusques succédant à de longues léthargies, où la puissance de bouleversement à venir s'accumule dans l'immobilité. N'oubliez pas la loi du retour des grands cycles s'imbriquant, se tramant dans des rythmes plus courts. Et surtout, n'omettez pas la loi, la grande loi ternaire du rythme : le point d'équilibre entre la systole et la diastole du cœur, l'inspiration et l'expiration des poumons, le flux et le reflux de la mer, les phases de la lune, les menstrues de la femme, le jour et la nuit, la marche des astres.

Toutes ces lois sont vraies. Vraies selon la misère de l'esprit humain où les vérités les plus vraies sont les plus contradictoires. Au poète créateur possédé d'un " autre " esprit, de saisir la synthèse fulgurante.

Le secret du Verbe : la dialectique de l'esprit humain est la même que celle de la nature [et partant, du devenir de l'esprit humain universel].

Ou mieux, le langage, utilitaire par nature quand il abandonne son objet immédiat — la vie pratique — pour tenter les spéculations abstraites [notre plus grand crime... je n'ai pas le temps de préciser], trouve dans la dialectique sa meilleure béquille.

Une béquille qui est un pont entre la pensée logique et la pensée magique. Un pont entre le passé et l'avenir. Un pont en dos d'âne. Au milieu, se trouve le présent. De là, la vue peut saisir certains rythmes de l'esprit humain, à condition qu'ils ne soient ni trop grands ni trop petits, ni trop éloignés ni trop proches; certes, de là, il est impossible de distinguer l'origine de l'humanité ou l'avenir prochain. Mais, entre les deux, se dessine le devenir des siècles.

Aux trois âges de l'Humanité — selon Auguste Comte qui croyait en un progrès uniliénaire, arbitrairement couronné par l'Ère positiviste, — il suffit d'opposer le devenir dialectique de tous les processus vitaux de la nature ou de la pensée [de la simple croissance d'une plante aux antiques théogonies trinitaires].

Dans l'histoire de l'esprit humain : à la pensée des temps dits primitifs, à la pensée magique, prélogique et mystique ou de participation [l'homme intuitif baigne inconscient dans la nature : thèse] s'oppose la pensée des temps modernes : régression de l'esprit magique emprisonné dans les arts et surtout dans les religions, développement inouï de la pensée discursive qui engendre la science objective et ses grandes découvertes [antithèse : l'homme s'oppose à la nature, d'où involution de la pensée-en-union évolution de la connaissance qui oppose le sujet à l'objet].

C'est là le fameux Progrès, idole du XIX® siècle.
Simple oubli :
tout devenir positif est contrebalancé par une régression inversement parallèle. D'où la grande angoisse moderne.

Cette angoisse universelle, sans nom, est un appel du tréfonds de l'être humain vers une Révélation-Révolution salvatrice. L'esprit humain agonise dans l'attente de la toute imminente
catastrophe, du plus grand bouleversement de l'histoire. C'est la veillée funéraire, la sueur de sang avant la grande mort de
la seconde phase de la pensée humaine, la destruction de toutes ses institutions et la prodigieuse naissance, sur ses ruines, de la troisième phase : celle de la Synthèse humaine.

Des siècles de spécialisation, de royauté absolue livrée à la raison discursive, aux détriments de toutes les puissances intérieures et obscures de l'homme, appellent un renversement terrible.

A notre époque, tout ce qui vit dans l'esprit trahit ce besoin d'un retour vers l'intérieur de tout *.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : le passé mort ne revient jamais plus ; tous les contempteurs de l'avenir, tous ceux qui tournent le regard vers le passé religieux et théocratique, se trompent,
ils demeurent à mi-chemin de la conscience.

Si toutes les vieilles institutions lézardées ne sont pas déjà tombées en poussière, c'est que n'est pas encore née la nouvelle Synthèse qui les anéantira dans la fureur de sa lumière immémoriale et " déjà vue ".

Il s'agit de donner à la culture rationnelle et scientifique de l'homme d'aujourd'hui la base, le fondement, les racines, sa vieille âme d'autrefois, son âme des buissons avec son
monisme dialectique, destructeur de toutes les antinomies [matière-esprit, rêve-réalité, etc...], son sens des symboles et des analogies, des rites et des mythes universels qui unissent l'homme à la terre et la terre au ciel.

C'est là le rôle immense de ceux que j'appelle poètes, créateurs, prophètes **.
Seuls à l'avant-garde de l'esprit humain, ils luttent " aux frontières de l'illimité et de l'avenir " .***

 

* Du Romantisme à Freud.

** Edgar Poe, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Jarry,
Apollinaire et les surréalistes ainsi que les poètes actuels d'avant-garde.

* * * Je ne me leurre pas sur le caractère par trop schématique, faussement
dogmatique, un peu simpliste, pour tout dire, d'un tel exposé : c'est la
rançon de toute déclaration trop brève sur un sujet très grave. Le manque
de place, en l'absence de génie, est le coupable. Je ne crois pas aux brefs
paradoxes étincelants : les idées ne valent que par la lucidité de l'exposé,
de leurs applications particulières.
C'est la seule et meilleure règle du style que d'obtenir la plus grande
évocation par le plus simple moyen : dire le plus et le mieux possible en
le moins de mots. Encore convient-il de ne pas remonter à la création du
monde quand on ne dispose que de quelques lignes. Je m'en excuse auprès
des lecteurs.

 

 

Roger Gilbert-Lecomte.
[Première publication en 1939]

 

 

" La vie est le jeu de la mort. " Robo Meyrat. [1923]

 

La circulaire du Grand Jeu

Avant propos au premier numéro

Mise au point ou casse-dogme

M. Morphée empoisonneur public

Souvenir déterminant de Daumal

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