Poème à Dieu et à l'Homme

 

 

Dieu,

Dieu, d'abord ce n'est pas à toi Dieu,
ce n'est pas à Dieu que je parle,
Dieu, je parle à ton inexistence,
je lance droit mes yeux comme des pierres
non pas sur toi, je lance droit mes deux yeux vers tout endroit,
droit vers tout endroit où tu n'es pas
comme des pierres lancées mais dans le vide
comme des balles perdues

je lance ma voix comme une pierre vers tout endroit,
tout droit vers tout endroit où tu n'es pas,
je lance ma voix dans tout l'espace, mais, Dieu,
en nul endroit, tu n'as d'oreille

Dieu, bon Dieu, sacré bon Dieu,
sans barbe,
sans cheveux,
sans un poil.
Tu n'es pas bon, pas sacré, pas sacré bon,
sacré bon Dieu, je ne blasphème pas,
vieux sans âge, sourd sans oreille,
je te prie encore bien moins.
Tu n'en as pas un œil de Dieu, Dieu,
pas un bras de Dieu, Dieu,
pas un pied de Dieu, pas un ventre de Dieu,
pas une peau de Dieu, Dieu,
Dieu sans homme
Dieu sans diable
Dieu sans dieu.

Dieu, sacré nom de Dieu en quatre lettres
D comme Désir
I comme Imbécile
E comme Éclairage
U comme Universel.

nom de nom,
non de nom,
sacré non de nom de non-Dieu
mais tu m'as fait assez rigoler, punaise !
voici la rage qui monte rouge entre les dents
voici mon regard, lancé dans le vide, qui cogne
contre un œil, voici ma voix qui cogne,
contre une oreille, voci mes balles perdues dzing!
et dzing qui giclent contre une trogne réelle,
contre une vraie gueule grasse et violette
ou bien contre une vraie gueule de citron pourri
ou un sourire en paire de tenailles. Quelqu'un.

Il s'amène, il te parle. Dieu,
il te prie. Dieu, il parle de Dieu,
il te met des binocles sur ton inexistence,
il affuble d'oreilles postiches ton inexistence,
et il se met des grands poils blancs,
des poils partout tout autour de ton néant.

Dieu, sacré nom de Dieu en quatre lettres,
il n'y a plus moyen de s'entendre
il gueule, le putois, il gueule : Dieu, Dieu,
il s'amène, le curé, criant ton sacré nom en quatre lettres,
il s'amène avec sa sacrée trogne
et son Désir Imbécile d'Éclairage Universel.

Pauvre sacré bon Dieu de rien !
ce n'est pas ta faute, si tu as ce sale visage poilu
blanc et rosé de doux gâtisme,
c'est ce salaud qui a peint cette ordure,
c'est ce curé qui t'a collé au ciel,
avec son Désir Imbécile d'Éclairage Universel,
c'est lui qui t'a peinturluré cette face sénile
à son image, le sinistre vieillard
gâtant et dégâtant les fronts durs des hommes
per omnia saecula saeculorum.

Et moi, prêtre, je te crache au nom de Dieu à la figure,
— c'est par hygiène,
et c'est un geste rituel —
et je m'adresse à cet homme mort
ce tout petit homme mort
— tu ne le vois pas ? idiot, tu le tiens dans ta main,
tu l'as cloué sur deux morceaux de bois —
Homme mort mon vieux frère
Homme mille et mille fois mort ;
en tous pays mille et mille fois assassiné
par cette race pullulante des rats qui parlent à Dieu,

Tu avais des yeux, mon vieux frère, et qui voyaient !
tu avais une voix qui réveillait les morts-vivants millénaires,
qui réveillait une vie violente au cœur des esclaves,
tu avais au complet tout le pauvre petit bagage d'un
homme,
tu as tout donné
tes yeux, ta bouche et tout le reste,
à tes frères pour qu'ils se fassent un Dieu
avec tes pauvres débris d'homme.
Tu donnas tout.
L'homme que tu avais été n'était plus.
Et tout à coup, tu fus face à face
avec le Néant de Dieu.
Ce soir-là, sur le mont des Oliviers,
toi, l'homme qui te reniais homme,
toi, seul, déjà sacrifié jusqu'à la moelle de l'âme,
tu vis le propre néant de ta face
devant toi
tu vis Dieu face à face de néant,
Oh ! oui alors en cet instant quel éclair
quelle colonne fulminante sur la terre
entre ton néant d'homme et le néant de Dieu
tu avais tué ton passé d'homme
tu avais tué ton espoir d'avenir divin
Alors oh! oui alors seulement ce fut l'unique présence
de l'Homme, de Dieu,

de l'Homme identique à Dieu dans son néant,
identique pourtant en un instant, le seul,
Christ, néant d'homme, sur la montagne aux Olivier-
Christ, néant de Dieu, sur la montagne aux Olivier-
tu te vis, tu vis Dieu, Dieu te vit
dans le miroir fulgurant et sans forme...
alors, toi, crapule, — tu peux hurler,
mes ongles à travers le col de ta soutane
agrippent déjà ton cœur pourri,
et des cohortes millénaires d'esclaves,
tes victimes, mes frères, mes dieux,
sont la force de mes bras, donc
donc tu sais que tu vas claquer comme une puce
entre mes ongles — "y a pas de bon dieu
y a pas de bon dieu", crapule,
"y a pas de bon dieu" dit la rumeur humaine de mes bras,
alors toi tu as pris mon vieux frère
— comment pouvait-il ne pas se laisser tuer,
après l'éclatement de cette vie sur la Montagne —
tu as bavé sur son visage d'homme,
tu l'as insulté du nom de roi,
tu l'as cloué sur cette vergue et sur ce mât,
tu lui mis dans la bouche tes paroles menteuses
et tu lui soufflas ton vent de peste dans les reins.

Et, curé, tu as pris la barre de ce Bateau,
traîné par sa voile pantelante de chair humaine,
le long des siècles,
et ce Bateau —je dis bien : ce Ba-teau,
ce formidable Bateau
monté pour des siècles par toi, curé,
ce Bateau nommé Chrétienté
traîné par des cohortes pantelantes d'esclaves
le long des siècles chrétiens,
ce Bateau tu le prêtas, [moyennant des rétributions fort honorables, n'est-ce pas, Pape?]
à des rois: ils t'amenaient leurs galériens,
puis aux mouches qui s'abattirent sur les charognes royales,
car cette bourgeoisie t'amène aussi ses galériens
[ — mais, attention, mon petit curé ! ceux-ci, je crois, ne
s'en laisseront sans doute plus conter pendant bien longtemps —]
Et le long des siècles chrétiens
ta parole de mensonge, par quatre bouches évangé
listes,
enflées du Désir Imbécile d'Eclairage Universel,
trahit la chair immobile de mon vieux frère,
cloué au mât et à la vergue,
irresponsable de ton Bateau, chacal,
lui qui fit le Néant de Dieu avec le Néant d'Homme
oui... mais lui aussi qui coule en cohortes de chairs
humaines
dans les veines de mes doigts qui se resserrent
et tiens, voici ton sale cœur qui claque,
tu es crevé, rat.
Ce n'est pas fini à si bon compte ;
un de crevé, mille renaissent :
n'approchez pas, vermine ecclésiastique.

La voile de chair pantelante vogue toujours,
le Cadavre de mon vieux frère, aveugle, sourd,
traîne toujours le Bateau,
le Bateau Chrétienté dans les siècles.
Il n'avait pas voulu cela... Mais
mais après tout, ce Cadavre est Cadavre,
j'ai beau t'aimer du fin fond du désespoir,
homme mon vieux frère, tu n'es plus qu'une charogne.
Ton corps torturé, que tu nous jetas en pâture,
il pue comme puera mon cadavre d'homme,
il est mangé par des millions de vers
catholiques romains, par des vers
orthodoxes, par des vers
protestants, par des vers
plus grouillants et plus conformes les uns que les autres
à la vraie pureté authentique de la grande pestilence chrétienne,
et partout, à l'Est sous les noms divers
de Krishna, de Bouddha, de Fô,
tous retombés à la même charogne,
partout mon vieux frère sous trente-six noms
tu es mangé par des millions de vers
plus grouillants et plus conformes les uns que les autres
à la vraie pureté authentique de la grande pestilence
brahmanique, de la grande pestilence
bouddhique, de la grande pestilence
lamaïste, de la grande pestilence
taoïste, de la grande pestilence universelle
de la puante odeur de sainteté.

Charogne crucifiée, fleurit les cimetières ;
car ta vie, mon vieux frère, a quitté ce Bateau,
ta vie, déjà distribuée entre nous tous,
un peu avant la fameuse histoire de la croix,
là-haut, sur la montagne aux Oliviers,
où tu sacrifiais l'Homme et Dieu dans le même Néant.
Ta vie n'est plus dans ce cadavre en croix;
elle a vomi ce Bateau et toute la race de cancrelats,
qui parlent de Dieu, sous la quadruple protection
des saintes gueules évangélistes.
Ta vie s'est multipliée dans des foules sans nombre,
dans des cohortes d'hommes saignants,
torturés toujours par les mêmes bourreaux,
sous la sainte protection toujours des mêmes prêtrailles
per omnia saecula saeculorum
dans les siècles de Royauté de droit divin,
dans les siècles de Bourgeoisie de droit divin,
per omnia saecula saeculorum.
Si le Néant de Dieu fut Quelque Chose
en cet instant où en l'Homme il se nia,
Dieu tu es le bois d'ébène, la chair noire,
que la charité chrétienne des poux missionnaires
aide à mourir chrétiennement
— plusieurs dizaines par km de voie ferrée —
pour la plus grande gloire de la civilisation chrétienne,
pour tirer le bateau Chrétienté,
Dieu serpentin aux millions de têtes noires
qui te roules de souffrance au travers de l'Afrique,
en toi se mûrit, se pèse et d'avance se savoure
la vengeance de mon vieux frère, et toi,
Dieu serpentin aux milliards de têtes jaunes
qui éclatent sous les balles de coton,
sous les bombes des avions bénis au départ
par une main chrétienne,
Dieu vivant, sur tes têtes innombrables
et renaissantes s'use la guillotine,
le sang du vieux frère coule aussi dans tes veines,
et mûrit et savoure déjà sa vengeance
à travers aussi le Dieu noir et blanc
qui piétine tout le long de l'Amérique,
à travers le Dieu aux millions de têtes pâles,
aux mains noires, mais,
mais bientôt rouges, mais
mais pardon mon vieux frère,
pardon de t'avoir sali du nom de Dieu.
C'est tout ton sang qui gonfle ces peaux d'hommes,
y a pas de bon dieu, y a pas de bon dieu,
ton sang océan rouge où tu noieras enfin,
y a pas de bon dieu, ce milliard de curés,
de sous-curés, d'archis-curés, de saligauds,
y a pas de bon dieu, à toi,
à toi la Parole
à toi, humain Néant de Dieu :
quand les cinq doigts de ta main rouge
auront essuyé la face du monde,
alors, campe devant toi le passé humain,
vise au cœur, pan !
et seul, ayant purifié la face du monde
par le feu de la vengeance des vieux frères,
de toute vermine, de toute cette vermine
qui te redoute déjà et te soupçonne
sous le nom de l'Antéchrist,
seul, être aux têtes pâles, jaunes, noires,
seul, oui, véritable Antéchrist,
— Antéchrist pour faire trembler cette vermine chrétienne,
cette vermine bouddhiste, cette vermine
brahmaniste, lamaïste, taoïste, —
seul dans cet instant délivré
des mensonges de passé ou d'avenir,
tu recommenceras le grand miracle
— mais cette fois, par le feu de la vengeance
du vieux frère, ne laisse pas renaître la vermine —
seul face à face avec le Néant de Dieu
tu connaîtras dans ce miroir fraternel
et fulgurant

LA REALITE.

 

René Daumal.

 

 

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" La vie est le jeu de la mort. " Robo Meyrat. [1923]

 

La circulaire du Grand Jeu

Avant propos au premier numéro

Mise au point ou casse-dogme

M. Morphée empoisonneur public

Souvenir déterminant de Daumal

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