Funambule

 

Toute l'Europe s'était réunie sur les boulevards
un dimanche matin après la Grand'messe
Les oiseaux avaient abandonné les arbres avec les dépêches écrites
sur les feuilles soyeuses du pommier
Ce n'étaient pas seulement les colombes qui distribuaient les coeurs des roses
Les colombes qui de l'autre côté de l'Océan se transforment en brumes
Ni la pie à la bague se confondant avec la nuit qui se termine en diamant
Les grand'mères avec les enfants de choeur
Les mendiants béquillards
Les messieurs en habits
Habits qui étouffent le tic-tac des montres-poussins becquetant la poussière des soleils d'or
Tous autour des tables du quatorze juillet de l'avenir de toutes les villes du monde
Qui se balancent aux fenêtres — couvertes d'affiches
Au milieu de la musique des portes des couvercles des douches
On attendait l'arrivé de l'acrobate
Qui marchait sur la corde
Tendue de la cathédrale de Madrid par Rome
Paris Prague jusqu'à la Sibérie
Où il a dû planter dans les glaces nordiques la rose rouge d'Europe près de la rose jaune d'Asie
Symboles d'un sourire de deux continents
Dans les Parlements on racontait qu'il s'agissait d'un évènement diplomatique
Mais il paraît que cet extraordinaire acrobate était ventriloque
Qu'il prononçait dans les faubourgs par les gorges des serins
d'incroyables sentences sur l'art de manger
Et remplissait les boîtes à poudre des dames avec la poussière qui métamorphose les races

En sa présence se passaient des enlèvements mystérieux
Et une princesse se trouvait soudain nue au milieu de la foule
Il dessinait par ses culbutes pleines de coquetterie de charmants acrostiches
Et la rose rouge devenait bientôt bleue bientôt invisible
en passant sans cesse entre les mains des spectateurs
Le bruit courait au sujet de cet homme qu'il guérissait en gesticulant les infirmes
Et les villages suivaient les processions de béquillards
Car chaque maison cache un aveugle aveuglé par le miroir qui est le but de sa vie
Chaque amour a une oreille sourde aux paroles qu'on dit une seule fois dans la vie
Et dont les échos de sang flambent aux brûlantes absinthes
Et au-dessus des tombes sans lumière
Et combien la peur des regards d'adieu a rendu de langues muettes

Un trou de serrure au moins pour chaque maison et derrière une bougie brûle
Eclairant la dernière feuille des calendriers sans lecteurs
Et les lignées interrompues aux pieds de femmes si belles si belles
qu'elles sont mortes sans descendance

Il y a sous chaque escalier un chat noir
Et aussi des chats jaunes qui courent sur les toits
Il y a dans chaque caisse l'argent volé au ciel
Chapelet devant un bocal empoisonné
Une mèche arrachée dans un jardin trop clair
Une rose à la bouche d'un mourant sous la potence
Une dent qui manque au bord du lazaret de l'amour

Les processions s'enveloppaient dans les nuages de l'angélus de midi
Et les gens qui s'embrassent aux sons d'un orgue de barbarie triste
Regardaient comme les morts à jeun au fond de leurs tombeaux
Entre les ballons du printemps au long des promenades
Entre les bornes des routes sous les feuilles mortes

Mais l'acrobate agitait son chapeau au dessus des infirmes
Et appelait les souris des prisons et les crapauds des cimetières
Et une pluie de punaises rouges comme un coucher de soleil
Evoquant ainsi l'histoire du monde des anciennes chroniques
Soudain on entendit le glas funèbre
Et par la porte qui s'ouvrait sur la longue musique
La porte de l'hôpital paradisiaque dans les flammes des pots de fleurs
Sur la charette des infirmes
Sortit un petit marin de sept ans sans jambes
Qui faisait tourner entre ses mains le globe terrestre
Et se mit à courir avec l'acrobate
A travers la foule qui s'écartait comme un mur
Les souris ont disparu dans les trous
Les crapauds recroquevillés sous terre
Ont resurgi en plants de lis
Les âmes des hirondelles sortaient des orgues de barbarie
Et sur la poitrine de l'acrobate battait des ailes le papillon sphinx
Comme une cravate frivole

De plusieurs côtés on entendit chanter le choeur des enfants
sur le tapis les pianos aux touches immobiles commencèrent à vibrer
Comme bruissent les étangs dans les jardins
Beaucoup de vieillards s'écroulèrent en tas de poussières d'argent
Et les pavés blancs comme aux Fête-Dieu
Etaient plein des traces de ceux
Qui désiraient voir de très loin le Rédempteur

A la fin l'acrobate s'était mis à se balancer
Sur les ailes du papillon des suicidés
Il jeta une rose au petit marin
Dont les yeux fidèles et transparents comme un bon vent
Coulaient sur les joues
En regardant l'acrobate qui tombait
Et faisait voir dans sa poitrine ouverte
Son coeur noir comme une chauve-souris

Les agents de police se sont précipités
Pour faire des rapports exacts sur l'identité de cet acrobate fou
Qui en tombant a laissé un aveu si mystérieux
Qu'il faut le dire
Qu'il faut le crier
Qu'il faut le chuchoter
Qu'il faut se taire devant ses paroles si mystérieuses
Si mystérieuses
Qu'il faut les chanter.

 

Vitezslav Nezval.

[Traduit du Tchèque par Josef Sima.]

 

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" La vie est le jeu de la mort. " Robo Meyrat. [1923]

 

La circulaire du Grand Jeu

Avant propos au premier numéro

Mise au point ou casse-dogme

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