Le Devenir de l'Esprit Humain

 

I

L'œuvre que voici est loin de présenter un aspect complet et définitif. Cependant, elle renferme la totalité de ma pensée. Et durant toute ma vie, je ne ferai rien d'autre qu'exposer à nouveau, le plus de fois possible, la même œuvre. Un homme qui se croit créateur sur le plan de la pensée, détient dès sa naissance, une intuition mystérieuse que son devoir est de communiquer à ses contemporains. Seulement, la solitude humaine barre la route à toute communication. Le penseur peut rêver un langage parfait où son intuition pourrait s'exprimer par un seul mot. Ce langage est perdu, deux fois perdu d'une part, à cause de la distance qui sépare toujours une idée de son expression humaine, du fait de l'imperfection parallèle de la pensée et de la parole, depuis l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, d'autre part, à cause de l'impossibilité de faire passer intégralement l'idée d'une conscience humaine dans une autre conscience humaine.

Ainsi, je donne raison de la tentative d'expression qui condamne ma vie entière. Au juste, cette intraduisible révélation que je porte au fond de mes ténèbres intérieures, je chercherai à l'éclairer de tous les feux possibles. Je mourrai sans doute avant de m'être fait comprendre. Mais le lucide désespoir n'engendre pas l'abandon pessimiste. Patiemment, je parlerai pour tous les hommes à tous les degrés. De l'intuition totale, je donnerai toutes les expressions possibles, sur tous les plans de l'activité humaine. Un traité de métaphysique pure, un poème [je crois que la poésie n'est pas seulement le chant du mâle en rut, mais aussi un mode de connaissance], un pamphlet, un traité de morale, un travail ethnographique des expériences physiologiques constitueront la même œuvre.

Autrement dit, au lieu d'exprimer ma pensée selon la coutume rationnelle de développement linéaire, je l'exprimerai, si je puis dire, par développement cyclique. Au lieu de commencer à l'origine et de terminer à la conclusion, je ne quitterai jamais le centre que pour opérer des développements concentriques ou excentriques.

Cette méthode s'impose à moi, moins par la nature de mon sujet, qu'à cause des règles morales fondamentales qui guident ma vie. En effet, développement linéaire signifie travail de bénédictin, recueillement, solitude, tour d'ivoire, documentation : en somme, ce mode d'expression est contraire à la vie dans tous les sens du mot. Le développement cyclique au contraire suit le rythme même de la vie. [Ainsi, je crois que la pensée de l'homme cesse d'être créatrice au sens absolu à partir de l'âge de quatre ans ; en tous cas, toute fécondité est tarie avant la vingtième année. L'homme passe le reste de sa vie à développer, exploiter, tirer les conséquences de sa vie enfantine. L'adolescent ennemi de la littérature donne de sa pensée, selon le mode cyclique une expression complète en deux pages lyriques qu'il reprendra sans cesse au cours de son existence.]

 

II

L'œuvre que j'entreprends ici a pour sujet le devenir de l'esprit humain dont l'étude m'amène à constater la mort des religions. Le présent volume a pour ambition que quiconque l'aura compris ne pourra plus en toute sincérité se convertir au catholicisme.

La mort des religions, tant de fois prédite, est encore à venir. Bien qu'elles semblent historiquement sur leur déclin, elles résistent encore victorieusement à toutes les attaques.

J'ose prétendre que je suis le premier à combattre l'esprit religieux sur son véritable plan. En effet, Spinoza, Voltaire, Nietzsche, Renan ont tour à tour attaqué au nom de la raison un édifice qu'il suffisait de dire supra-rationnel pour le mettre hors d'atteinte. En outre, dans ces discussions, je donne constamment raison à l'Église contre ses détracteurs. L'ironie pitoyable de Voltaire, la folie individualiste de Nietzsche, Renan parlant au nom d'un déisme impossible : autant d'aveux d'impuissance. Les autres coups portés à l'Église ne furent guère plus efficaces. Les philosophies matérialistes ont toujours existé sans lui faire de mal ; quant à la Science, progrès et Darwinisme, après avoir fait trembler l'édifice, à cause de la maladresse des défenseurs, les néo-catholiques, ses coups sont aujourd'hui parés.

Anti-individualiste, je me crois le transcripteur anonyme d'une intuition qui vient de mûrir dans la totalité de la pensée humaine.

Il s'agit d'un bouleversement général des valeurs morales et intellectuelles, d'une nouvelle synthèse de l'esprit humain, qui doit s'établir sur les ruines de la pensée actuelle, à la fois scientifique et religieuse.

Aujourd'hui, seulement, contre la religion, nous avons des armes : à savoir non pas l'exégèse ou l'histoire des religions, mais la connaissance de tous les livres saints de toutes les religions, une documentation essentielle pour l'étude du devenir de l'esprit sur la rentabilité primitive, la psychanalyse et enfin, la méthode dialectique. Cette seule méthode bous permet de ne pas nous égarer dans de vaines discussions scolastiques (Dieu existe ou n'existe, vrai ou faux) mais d'étudier le fait religieux engendré par l'expérience religieuse et qui entretient les religions.

 

III

Il convient de faire un tableau rapide de l'attitude de l'esprit humain devant les grands problèmes métaphysiques à travers les siècles.

Avant d'étudier l'esprit primitif, il faut d'abord situer l'esprit contemporain, pour bien se persuader de tout ce qu'il a de relatif.

Que pense l'Européen moyen ?
On dit souvent : ce que pensaient les penseurs cent ans auparavant.

Réponse valable en ce qui concerne les sciences, mais dans la philosophie règne comme régnait un siècle plus tôt la multiplicité la plus contradictoire [idéalisme et matérialisme, empirisme et dogmatisme, spiritualisme et réalisme, positivisme et criticisme, associationnisme et épiphénoménisme, rationalisme et mysticisme, néo-thomisme et empiro-criticisme, tous les ismes de la création].

L'Européen vulgaire, du mélange de ces éléments, s'est créé un certain nombre de types très difficiles à définir, car il ne se soucie guère d'être cohérent.

Toutefois, il est toujours individualiste, toujours, il nourrit l'orgueilleuse illusion de l'autonomie de sa personne, de la continuité de sa conscience.

Conséquence morale : il se croit libre et responsable. Son attitude vis-à-vis de son âme est nette. Il y " croit " ou il n'y " croit " pas. S'il se dit matérialiste, il affirmera que l'âme c'est le sang ou le phosphore. Idéaliste, il niera le corps. Il répugnera à admettre dans les deux cas que les phénomènes corporels peuvent agir sur l'âme, sur la responsabilité et inversement. Sa pensée demeurera toujours effroyablement dualiste.

Il a avant tout une foi aveugle dans les évidences qui parfois détruisent heureusement les sophismes et les fausses complications psychologiques, mais qui le plus souvent s'opposent stupidement aux hypothèses les plus fructueuses de l'esprit scientifique ou métaphysique.[Car ces évidences sont des vérités qui passent pour universelle sans être démontrée, des opinions toutes relatives que l'esprit du vulgaire assimile par paresse à des axiomes éternels. Le bon sens, à la fois inutile et nuisible, est en somme l'ennemi le plus dangereux du devenir de l'esprit, l'argument aveugle de la masse qui écrase le penseur solitaire.]

Il a le goût de l'esprit scientifique; mais il ne l'atteint presque jamais à cause de son étrange inaptitude à tout départ objectif de pensée. Il est finaliste inconsciemment. Par définition, il appelle la matière réalité, et phénomène extrêmement révélateur, ne peut s'empêcher de parler immédiatement de folie, dès que la réalité du monde extérieur est mise en jeu. Inutile de dire, qu'à part quelques superstitions, il n'attache aucune importance aux rêves.

En d'autres termes, devant les idées primordiales de la métaphysique, l'Européen, quand il ne cherche pas conseil auprès d'un maître qu'il ne comprend plus, s'en remet à un maître qu'il ne comprend pas encore, la science.

Au siècle dernier régnait l'idée de progrès, croyance scientiste enfantine, qui prétendait l'univers finalement réductible à la raison, sous forme d'esprit décrivant la matière et ses lois dynamiques.

Maintenant, s'affirme la tendance également enfantine, à nier la valeur de la science. Parfois même grâce à l'intoxication bergsonienne, on en arrive à déclarer que la science prouve Dieu. En tous cas, la relativité des vérités scientifiques est reconnue. Ce progrès vient, je crois, de l'ahurissement provoqué par le caractère incompréhensible que prend de plus en plus la science théorique.

De la religion, il ne reste que quelques résidus : hystérie des miracles catholiques, spiritismes anglo-saxon, etc. Nous assistons à la disparition totale de toute expérience religieuse réelle. L'idée religieuse n'est plus envisagée que sur le plan le plus bas : le plan moral.

 

IV

Je peux envisager dès maintenant le rôle de l'Église catholique à condition de préciser qu'entre ce rôle et l'esprit religieux, il n'y a plus rien de commun.

Pour l'Europe, le catholicisme est tout : il en a fait l'âme, la civilisation, l'unité, la morale. La force de cette religion tient à sa centralisation et à l'adresse prodigieuse à travers les siècles, de la politique des papes. Alors que du point de vue proprement théologique, nous l'avons vue accumuler hérésies sur hérésies, — du messianisme christique et johannite post-essénien, à la pensée étonnante de Paul et à la doctrine alexandrine où la Gnose syncrétique, grâce à la Cabale et à Pythagore devint la reine des religions — pour ensuite très vite devenir le triste dogme bâtard d'aujourd'hui — pauvreté métaphysique, bassesse morale, intolérance belliqueuse, rituel extérieur, foi aveugle et stupide — du point de vue politique, au contraire, son autorité ne cessa de croître.

De sorte, que pour un esprit du vingtième siècle dont la culture est d'une part scientifique, d'autre part, religieuse, le catholicisme représente la seule religion possible parce qu'elle répond au
goût très profond et universel [que je suis un des rares hommes à ne pas éprouver] d'organisation immense, soumise à une autorité unique.

Aucune autre religion ne donne, aussi étrange que cela paraisse, une telle impression de vérité [le nombre de ceux qui ont cru dans le temps et l'espace]. D'autre part, l'idée d'ordre et d'autorité sur le plan matériel séduit tous les hommes sensés partisans d'une politique conservatrice.

L'idée d'ordre moral attire certains esprits plus fins et sensibles, mais qui fatigués des inquiétudes et des croyances vagues, indignes de leur liberté, éprouvent, sous peine de vertige, le besoin de la discipline.

Est-il besoin de dire que dans tout cela, s'est perdue jusqu'à la trace du fait religieux ?

Il est nécessaire maintenant d'établir la base même de mon travail : décrire exactement l'ensemble des fonctions de l'esprit d'un primitif [non pas d'un nègre, mais de l'un de nos ancêtres] et déterminer le moment où apparaît pour la première fois le fait religieux dans cet esprit, quelle place il prend, ce qu'il devient etc.

La simple supposition de cette nécessité de base pose de graves questions dont la première est moins l'impossibilité de connaître l'âme primitive, que celle de comparer le tableau que j'en ferai à un repère quelconque qui permette de discriminer le vrai du faux.

[.../...]

L'âme primitive, un savant sérieux ne la décrirait pas.
Je pourrais la décrire comme je veux. Je n'en ferai rien. Je vais la décrire selon les traditions mystérieuses. Aux reproches de tout esprit scientifique, je réponds que pour lui évidement, ma réponse est celle de l'imagination. Mais je ne peux m'empêcher de rire à
part moi de l'innocence de ces savants si ignorants de la fantaisie, qu'ils croient qu'on ne peut imaginer exactement n'importe quoi. Pour moi, je sais que souvent quand on croit imaginer n'importe quoi, on ne peut imaginer qu'une seule chose qui est la réalité.

Donc, je décris les primitifs tels que les légendes, les mythologies, les incantations, les traditions occultes, nous les restituent.

Considérez ma méthode : si j'avais à dépeindre les vêtements des primitifs en me fiant aux textes, je ne serai, ni plus ni moins, qu'un historien capable de quelques erreurs de détail, mais comme je me propose d'appréhender la démarche de leur esprit, et que mes légendes sont écrites pour eux par leurs semblables, ces textes sont le véritable témoignage d'esprits primitifs décrivant les fonctions de l'esprit primitif.

Ainsi ma méthode échappe à toute possibilité d'erreur.
Comment personne n'a-t-il songé à l'employer de préférence à la stupide méthode historique qui par manque d'imagination prête à un art, les principes d'une science pure ?

Clairement, j'expose à nouveau le processus de ma pensée.
Sujet : l'esprit primitif — pas de base historique mais des légendes primitives, parlant de l'esprit primitif.

Comme, par ailleurs, mon livre ne présente pas une forme uniquement philosophique, je suis sûr qu'il sera jeté au ruisseau. A cause de cette méthode de travail, on me traitera d'occultiste ou de théosophe.

Et pourtant dans l'emploi de cette méthode réside l'importance primordiale de ce livre. Je ne prétends pas détrôner la méthode scientifique et la remplacer par la méthode dialectique. Mais je prétends que la méthode dialectique, méprisée, inconnue, non employée jusqu'à moi, deviendra à l'avenir, aussi importante que la méthode scientifique.

Par nature, elle s'applique essentiellement au fait religieux.
Pour s'en servir, il suffît de revêtir un esprit primitif : ainsi j'accepte en vrac les légendes sur l'éveil de l'intelligence humaine ! Le Maître Pré-Adamique prend la Bête borgne, lui arrache les poils des cuisses, la circoncit, la totémise en la liant à l'animal, à la plante, à la pierre, l'œil disparaît, deux yeux viennent etc. Cette légende est peut-être invraisemblable elle ne peut pas ne pas être vraie, car tous les peuples l'ont
contée. C'est là l'initiation. Bien plus, grâce à cette clé, l'explication est dévoilée de tous les passages obscurs de toutes les mythologies, de toutes les légendes, de tous les temps. Que penser de l'esprit scientifique qui possède cette clé depuis des années et ne veut pas s'en servir sous le prétexte d'invraisemblance ?

Ma pensée procédera exactement ainsi. Partout où manquent les comptes rendus rationnels, j'accepterai la légende primitive.

Pour le savant, il n'y a pas de progrès à expliquer un fait au moyen d'une légende plus obscure que le fait. Je soutiens le contraire, car même si je ne comprends pas la légende, en rattachant ce fait à la légende, j'aurai fait un progrès et pensé comme un primitif.

La méthode dialectique doit réhabiliter tous les résidus irrationnels qui pourraient être utiles aux sciences.

Qu'on m'entende bien. Je demande l'examen approfondi de tous les éléments anciens rejetés par les savants ; et je propose simplement, quand un problème se pose, devant plusieurs solutions possibles, de choisir celle qu'indique l'autrefois.

 

 

Synthèse du Devenir

 

Le concept du devenir pour être reçu d'universel assentiment doit être conçu comme double et inverse.

L'avantage d'un tel concept est qu'il prend son point de départ dans une attitude d'extrême dualisme pour aboutir exactement dans le moment présent de la conscience contemporaine à une synthèse moniste.

Il est possible de rendre compte du devenir de la matière et de la vie :

1. Par les lois de l'évolution darwinienne ayant pour moteur la loi de sélection naturelle [Darwin et Spencer], de Struggle for Life, d'adaptation au milieu, etc ; qui du plasma des mers monte jusqu'à l'humain.

2. Par l'involution mystique, processus de dégradation de la vision totale de l'homme.

Le devenir de lumière agonisante vers le plus de diversité dans les ténèbres d'incarnation se serait développé du phosphore luminescent aux organes lumineux des poissons abyssaux, vers les sauriens géants du secondaire [non pas quadrupèdes, mais lézards simulant la préfiguration du kangourou] verticaux pour mieux voir du troisième œil pinéal, de l'épiphyse lumineuse [ce sont humainement les géants et les patriarches] jusqu'à l'homme dont les anthropoïdes ne seraient qu'une dégénérescence.

L'intuition se serait faite selon la triple totémisation de l'animal, du végétal et du minéral, par la circoncision [abolissant la périodicité saisonnière du rut], par l'épilation des reins et des lombes [un poil est histologiquement un œil en puissance] et l'influence de fascination des masques, danses et tatouages [mode de connaissance permettant au sujet de sortir de lui et de s'identifier avec l'objet par métamorphose].

Grâce à l'initiation, les hommes perdent de leur vision pinéale, mais développent leurs énergies sexuelles et leur cerveau, c'est-à-dire leur vision binoculaire, leurs mains, leur raison, jusqu'au mythe de l'adolescent crucifié ou coupé en morceaux puis ressuscitant [Adonis, Attys, Dionysos, Osiris].

Ainsi, selon deux cycles inverses, la conscience humaine, parallèlement à l'évolution du plasma, développerait ses facultés d'adaptation, mais inversement, serait, depuis la même phase, en perpétuelle régression, quant à sa vision pinéale lumineuse, son sens de l'éternel et de l'un.
[Signes de régression : les Elohims, les livres saints, les traditions.]

 

Roger Gilbert-Lecomte.

 

 

" La vie est le jeu de la mort. " Robo Meyrat. [1923]

 

La circulaire du Grand Jeu

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